Foncier : « Il est temps que les politiques avancent sur ce dossier crucial »

L’histoire calédonienne prend racine dans la terre, au centre de la société kanak, de la colonisation et de la redistribution. Pierre-Yves Le Meur, anthropologue à l’IRD, et Jean-Brice Herrenschmidt, géographe, militent pour la mise en œuvre d’une politique foncière, « nécessaire au développement durable humain et économique du territoire », « composante clé » du futur projet de société. Entretien.

DNC : Que représente la terre en Nouvelle-Calédonie ?

Pierre-Yves Le Meur : Le lien à la terre est central dans la société kanak et l’histoire de la colonisation de peuplement, qui a dépossédé les Kanak de leurs terres, a placé le sujet du foncier au cœur de la construction sociale et politique calédonienne. Les questions de territorialité sont donc inscrites dans les identités et les rapports sociaux.

Quel est le résultat du rééquilibrage foncier amorcé à la fin des années 1970 ?

Pierre-Yves Le Meur : La réforme foncière, lancée en 1978, s’est intensifiée après les accords de Matignon de 1988 avec la création de l’Adraf * d’État. Elle cherchait à rééquilibrer une distribution foncière coloniale défavorable aux populations kanak et a abouti à un rééquilibrage quantitatif.

Cependant, des déséquilibres persistent entre la côte Ouest, domaine de la propriété privée « européenne », et la côte Est, devenue essentiellement kanak. Et des inégalités perdurent en termes qualitatifs, du point de vue de la topographie et du potentiel agronomique des sols, même si la réforme a permis d’améliorer certaines situations.

 

Les objectifs comme l’élaboration d’un cadastre coutumier ou le transfert de l’Adraf à la Nouvelle-Calédonie n’ont toujours pas abouti.

 

Les réflexions menées depuis, comme les Assises du foncier en 2021 et NC 2025, ont-elles permis de faire évoluer les choses ?

Pierre-Yves Le Meur : Cela a mené à des recommandations, mais la mise en pratique a été limitée et on a laissé l’Adraf se débrouiller avec la « patate chaude » du foncier, sachant que sa mission est limitée à la redistribution et la sécurisation des terres coutumières. Les objectifs comme l’élaboration d’un cadastre coutumier ou le transfert de l’Adraf à la Nouvelle-Calédonie n’ont toujours pas abouti.

Jean-Brice Herrenschmidt : Le constat c’est qu’il n’y a toujours pas de politique foncière qui recouvre les interactions entre terres coutumières, privées et domaniales, pourtant nécessaire au développement d’un pays qui a besoin d’une politique cohérente d’aménagement du territoire. L’aménagement des terres coutumières est traité au coup par coup pour répondre à des projets de développement économique, sans être intégré à une stratégie qui engloberait l’ensemble du territoire, pourtant essentielle.

 

L’aménagement des terres coutumières est traité au coup par coup pour répondre à des projets de développement économique, sans être intégré à une stratégie qui engloberait l’ensemble du territoire, pourtant essentielle.

 

Qu’est-ce qui peut expliquer cette absence de politique foncière et quelles en sont les conséquences ?

Pierre-Yves Le Meur : Le fait est qu’au-delà des solutions techniques, toute politique foncière touche au « pacte de gouvernance » entre les pouvoirs publics et la société. C’est une affaire de choix politique.

Jean-Brice Herrenschmidt : Je travaille sur Kouaoua en ce moment où les populations côtières sont exposées à de fortes inondations. La SLN et la Nouvelle-Calédonie y disposent de beaucoup de terrain, tandis que la commune comme les coutumiers ont peu de foncier sécurisant les gens hors d’eau. L’héritage foncier s’ajoute à l’impact environnemental de la mine, créant une situation très difficile pour les habitants du bas de vallée. Cela se traduit par des tensions sociales fortes, dont témoignent, entre autres, les incendies récurrents de la serpentine et les différents blocages des activités minières. Le coût social et économique est très élevé. Il est donc urgent de refonder le pacte de gouvernance locale en revoyant complétement la distribution et les modalités de sécurisation foncière de toutes les parties-prenantes.

En quoi une politique foncière sous-tend un projet de société ?

Pierre-Yves Le Meur : La distribution des terres, pas seulement du point de vue du statut (coutumier/privé) mais aussi des inégalités d’accès, en dit beaucoup sur la société et, implicitement, sur la manière dont elle se projette dans l’avenir.

Jean-Brice Herrenschmidt : Il faut un vrai débat sur le sujet. Le foncier n’est pas qu’un découpage administratif, mais un outil qui traduit le projet de société et de développement durable qu’on se fixe au niveau local comme à l’échelle du territoire. On se rend compte que cette question politique divise au sein même des partis.

 

À Kouaoua, l’héritage foncier s’ajoute à l’impact environnemental de la mine, créant une situation très difficile pour les habitants du bas de vallée.

 

Existe-t-il des initiatives sur le terrain ?

Pierre-Yves Le Meur : L’analyse des accords signés entre populations locales et entreprises minières, dont le pacte pour le développement du Grand Sud de 2008 est un exemple emblématique, montre bien l’importance de leur dimension foncière, qui combine de manière innovante les registres culturels kanak de l’antériorité et des zones d’influence clanique avec les répertoires institutionnels actuels (SCP, société civile professionnelle, GDPL, groupement de droit particulier local, etc.).

L’accord trouvé après le rachat de Vale en est un autre exemple ?

Pierre-Yves Le Meur : Le montage institutionnel comprend une dimension foncière : le transfert des titres miniers à une société émanant en particulier de Promosud avec versement d’un loyer (amodiation), dont le montant est fixé de manière assez peu transparente, sur la base des cours mondiaux du nickel et via la médiation de Trafigura. Le loyer devrait être utilisé pour financer un fonds intergénérationnel et/ou des activités alternatives à l’exploitation minière. C’est un exemple de la manière dont les choix fonciers expriment des rapports de forces entre acteurs et des priorités politiques. La question subsidiaire est celle de l’articulation de ce cas localisé à une politique foncière pays portant sur le secteur minier.

 

La politique foncière ne sera jamais parfaite et il y aura forcément des désaccords, il faut donc prévoir des espaces de négociation et d’arbitrage des différends.

 

Vous évoquez, au même titre que l’eau, une politique de la terre partagée, en quoi consisterait-elle ?

Pierre-Yves Le Meur : L’idée est de penser le foncier globalement, en réfléchissant à deux articulations : entre ces différents espaces et entre les différents échelons (tribu, commune, province, territoire). Il faut aussi travailler sur la concertation. La politique foncière ne sera jamais parfaite et il y aura forcément des désaccords, il faut donc prévoir des espaces de négociation et d’arbitrage des différends.

Pourquoi serait-ce important en termes d’adaptation au changement climatique ou dans le cadre de l’autosuffisance alimentaire ?

Jean-Brice Herrenschmidt : Concernant le changement climatique, beaucoup de questions vont se poser, par exemple aux îles Loyauté, où va-t-on reloger les personnes de bord de mer qui risquent d’être déplacées, sur quel foncier ? On pourra mobiliser des principes coutumiers d’accueil, mais il faudra aussi un cadre politico-légal pour sécuriser l’ensemble des parties-prenantes et limiter les tensions.

Concernant la sécurité alimentaire, la promotion d’un accès sécurisé et économiquement abordable au foncier agricole, quel que soit son statut, est nécessaire. Il est aussi essentiel de prendre en compte dans les politiques de développement l’économie rurale (agriculture, pêche, ressources naturelles) non marchande. Il n’y a pas de politique de sécurité et de souveraineté alimentaire possible sans politique proactive du foncier.

 

La politique foncière, composante clé du projet de société que l’on veut construire.

 

Le foncier, un thème d’autant plus d’actualité avec la fin des Accords ?

Pierre-Yves Le Meur : 18 mois sont prévus pour régler toutes les questions que pose la transition vers un nouveau statut et le transfert à l’Adraf fait partie du lot, alors qu’il n’a pas été mené en deux décennies. Il est temps que les politiques se mettent autour de la table et avancent sur ce dossier sensible et crucial, pas seulement concernant l’aménagement et le développement, mais aussi comme composant clé du projet de société que l’on veut construire.

*Agence de développement rural et d’aménagement foncier

 


19%

Les terres coutumières représentent actuellement 19 % du foncier de la Grande Terre contre 18 % de terres privées (respectivement 6 % et 25 % avant la réforme foncière).

 

165 000

Au 31 décembre 2020, 165 000 hectares, soit 10 % de la surface de la Grande Terre, avaient changé de propriétaire dans le cadre de la réforme foncière depuis 1978.

 

Propos recueillis par Anne-Claire Pophillat (© A.-C.P.)