Alors qu’une « mission de concertation » conduite par les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat doit arriver en Nouvelle-Calédonie dans quelques semaines, Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur de droit public et fin connaisseur des textes calédoniens, envisage le cadre juridique de la future discussion et mentionne des pistes. Pour cet expert, le recours aux conventions citoyennes paraît indispensable.
DNC : Quelles sont, à vos yeux, les limites juridiques de la discussion politique sur l’avenir institutionnel ?
Ferdinand Mélin-Soucramanien : Au moins trois principes juridiques doivent, selon moi, être pris en compte dans toute discussion politique sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie : l’indivisibilité de la République, l’égalité des citoyens devant la loi et le droit à l’autodétermination des peuples. Le principe cardinal d’indivisibilité figure parmi les traits caractéristiques de la République française énumérés à l’article premier de la Constitution qui représente, en quelque sorte, la « carte d’identité constitutionnelle » de la France. Néanmoins, ce principe a déjà été fortement sollicité s’agissant de la Nouvelle-Calédonie où, par exemple, ont été admises des exceptions à l’indivisibilité de la souveraineté avec la reconnaissance des lois du pays, ou encore, à l’indivisibilité du peuple français avec l’affirmation de l’existence d’un peuple kanak. À l’usage, en Nouvelle-Calédonie, le principe d’indivisibilité s’est donc révélé bien plus malléable qu’on ne l’imagine généralement.
Peut-il représenter une contrainte ?
Dans le cas du choix d’un nouveau statut constitutionnel consistant en une autonomie étendue, le principe d’indivisibilité ne représenterait pas, selon moi, une contrainte insurmontable. La Nouvelle-Calédonie continuerait à appartenir à la République française, mais dans un rapport de souveraineté flexible. A fortiori, dans le cas du choix d’une solution statutaire de pleine souveraineté avec partenariat, la Nouvelle-Calédonie ne faisant alors plus partie intégrante, au moins formellement, de la République française, par hypothèse, la question de l’indivisibilité ne se poserait plus.
Les dérogations calédoniennes seraient-elles proscrites à l’avenir ?
Cette question ne se pose que dans le cas d’une extension de l’autonomie. Elle ne se pose plus dans le cas d’une pleine souveraineté avec partenariat. En effet, dans l’hypothèse où la Nouvelle- Calédonie demeurerait dans le giron de la République française tout en bénéficiant d’une plus large autonomie, le principe d’égalité des citoyens devant la loi représenterait une deuxième limite à prendre en compte. Les difficultés proviennent ici des dérogations consenties au principe d’égalité du suffrage et au principe d’égal accès aux emplois publics et privés par la reconnaissance d’une citoyenneté calédonienne propre. La pérennisation de telles mesures serait, de notre point de vue, juridiquement envisageable au regard du droit national. Bien sûr, politiquement, elle se heurterait à de vives résistances, mais une révision de la Constitution pourrait parfaitement prévoir de telles dérogations comme cela a déjà été fait afin de prévoir l’exigence de parité entre les femmes et les hommes qui représente, elle aussi, une dérogation explicite au principe d’égalité.
En vérité, l’obstacle le plus élevé à franchir serait celui qui a été dressé par le droit européen. Dans un arrêt de 2005, Py contre France, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la restriction du corps électoral pour les élections provinciales et, par extension, pour la désignation des membres du Congrès s’apparentait à une entrave à la « libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ». Il s’agit, à nos yeux, de la question la plus difficile, car le strict respect de la Convention européenne imposerait en bonne logique de rétablir l’universalité du suffrage, ce qui est devenu complètement inenvisageable depuis mai.
Cette réflexion sur les institutions ne doit pas être dissociée d’une réflexion plus large
sur la structuration économique du pays,
les inégalités sociales, l’intercompréhension culturelle, etc.
Quelle piste pourrait alors être explorée ?
Une solution raisonnable serait de revenir à un corps électoral glissant comportant une condition de résidence suffisamment longue sur le territoire. Pour avoir des chances d’être retenue, cette solution devrait forcément être insérée dans un projet politique global. En effet, on sait que c’est parce qu’elle a été posée par le précédent gouvernement sous la forme d’un ultimatum, d’un préalable à toute négociation, que cette tentative de modification « sèche » du corps électoral a représenté l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Il faut également prendre en compte le fait que cette solution comporterait toujours une part non négligeable de risque contentieux devant la Cour européenne des droits de l’homme.
Et le droit à l’autodétermination des peuples constitue la troisième limite…
Pour la France, il s’agit d’une obligation juridique forte. Non seulement la République a fait de ce droit un principe constitutionnel depuis 1946, mais encore, la France est tenue de respecter ce sacro-saint principe du droit international puisqu’elle reconnait aux traités une autorité supérieure aux lois. Rappelons d’ailleurs que dans l’accord de Nouméa, la République s’est formellement engagée en ce sens puisque le point 5 du document d’orientation prévoit que « l’État reconnaît la vocation de la Nouvelle-Calédonie à bénéficier, à la fin de cette période [de vingt années], d’une complète émancipation ». Or, la Nouvelle-Calédonie demeure inscrite sur la liste des territoires non autonomes de l’ONU depuis 1986, ce qui place la France sur la sellette au sein de la communauté internationale. Des pays comme la Russie ou l’Azerbaïdjan ne manquent d’ailleurs pas d’exploiter cette faille en évoquant une « décolonisation inachevée », alors même qu’ils ont assez peu de leçons à donner en matière de respect de leurs propres engagements internationaux. Cela dit, dans cette affaire, l’enjeu pour la France est tout aussi crucial que pour la Nouvelle-Calédonie. Il s’agit, ni plus ni moins, de « réussir » enfin une décolonisation, peu importe qu’elle soit tardive, dès lors qu’elle ne s’avère pas tragique.
Les conclusions des Réflexions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie effectuées en 2014, que vous avez corédigées, conservent toute leur actualité, selon vous. Pourquoi ?
Les deux solutions médianes envisagées il y a exactement dix ans, celle de l’autonomie étendue et celle de la pleine souveraineté avec partenariat, pourraient effectivement représenter des aboutissements d’un processus de décolonisation acceptables par l’ONU, car celle-ci ne se prononce pas sur la pertinence du statut auquel aboutit le processus d’autodétermination, mais uniquement sur la qualité du processus en lui-même : élections libres, résultat non prédéterminé… Ajoutons à cet argument que la décolonisation étant non seulement un processus juridique, mais aussi, et peut-être avant tout, un processus culturel et symbolique (la « décolonisation des mentalités » chère à Aimé Césaire), il existe toute une série de questions qui n’a pas été traitée ces dernières années. Ainsi, alors même que le préambule de l’accord de Nouméa prévoit expressément la nécessité d’«…adopter des symboles identitaires exprimant la place essentielle de l’identité kanak du pays dans la communauté de destin acceptée », on ne peut que constater que les discussions sur ces sujets n’ont pas abouti ou alors très partiellement ‒ hymne, devise et graphie des billets de banque. Or, parce qu’elles sont très peu encadrées par le droit, des questions comme celles du drapeau ou du changement du nom du territoire, par exemple, offrent pourtant d’importantes marges de manœuvre, complémentaires de l’indispensable évolution institutionnelle.
Quelles sont les conditions pour établir un projet institutionnel pérenne ?
Les deux seuls points qui me paraissent établis avec certitude, c’est que si l’on souhaite que cette architecture institutionnelle bénéficie à l’ensemble de la population et soit durable, il importe, d’une part, que cette réflexion sur les institutions ne soit pas dissociée d’une réflexion plus large sur la structuration économique du pays, les inégalités sociales, l’intercompréhension culturelle, etc. Autrement dit, que l’objet des négociations soit un projet global. Et d’autre part, que la méthode de discussion soit mûrement réfléchie pour ne pas reposer seulement sur le rapport de force et la domination. C’est ce qui paraît se dessiner aujourd’hui avec le changement de ton et de méthode amorcé par le gouvernement actuel.
Faut-il ouvrir le tour de table ?
Si l’État doit nécessairement renouer avec le rôle d’arbitre, dont à mes yeux il n’aurait jamais dû se départir, il faudra que l’en- semble des forces politiques locales ainsi que la société civile soient associés à ce qui s’apparente à un processus de reconstruction démocratique comme celui dont a pu bénéficier un État comme la République sud-africaine, par exemple. En disant cela, je pense plus précisément à des processus bien connus comme ceux des commissions « vérité et réconciliation » ou, plus généralement, aux conventions citoyennes qui permettent de faire travailler ensemble représentants élus et représentants de la société civile, assistés par des experts. Je suis intimement persuadé que le « bonheur des peuples » ne peut se faire contre leur gré, à coup d’ultimatums. Sans une association étroite à leur élaboration de la population à laquelle elles auront vocation à s’appliquer, et donc une appropriation, ces règles institutionnelles seront irrémédiablement vouées à l’échec.
Un référendum de projet devrait-il être instauré ?
Une telle mobilisation à la fois des citoyens et des forces politiques locales, arbitrée par l’État, devrait nécessairement être validée in fine par un référendum local qui viendrait en quelque sorte « boucler la boucle ». Il s’agit à la fois d’une obligation nationale et internationale découlant du droit à l’autodétermination des peuples. Même si trois référendums ont été organisés entre 2018 et 2021, ils n’ont pas tranché définitivement la question, faute d’un consensus suffisant. Cette approbation d’un projet global par référendum au terme d’un processus démocratique de bout en bout, de l’élaboration à l’approbation du projet, supposerait une transformation préalable du cadre juridique national actuel, c’est-à-dire, en clair : une révision du titre XIII de la Constitution qui renvoie encore à l’accord de Nouméa et ne prévoit que des « dispositions transitoires ». Dans une telle configuration, la question porterait donc forcément sur un projet global, que ce soit un projet de statut d’autonomie étendue dans la République, dans le cadre du droit interne, ou d’accès à la pleine souveraineté avec partenariat, dans un cadre à mi-chemin entre le droit international et le droit interne.
C’est-à-dire ?
Dans le premier cas, le statut d’autonomie étendue, la question pourrait renvoyer, comme en 1988 et 1998, à un texte auquel renverrait la Constitution française. Dans le second cas, celui de la pleine souveraineté avec partenariat, la question pourrait être formulée, par exemple comme au Québec en 1995, en l’orientant : « Acceptez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et propose à la France un partenariat ? ». Par hypothèse, ici, la question pourrait aussi renvoyer à un texte, mais qui représenterait alors la Constitution de la Nouvelle-Calédonie et dans lequel ce partenariat serait explicité. Afin de l’ancrer encore plus solidement, la Constitution française pourrait à nouveau être révisée afin de mentionner l’existence de ce partenariat. Pour ce qui est du choix entre ces deux possibilités, faisons donc confiance, pour une fois, au génie propre des habitants du pays.
Propos recueillis par Yann Mainguet