Emmanuel Tjibaou: « Je demande à la justice de faire son travail »

Emmanuel Tjibaou, 48 ans, compte organiser son temps entre la Calédonie et Paris « de manière très pragmatique ». (© Y.M)

Entré sur la grande scène politique lors des dernières élections législatives, Emmanuel Tjibaou est depuis le 24 novembre le président de l’Union calédonienne, que son propre père a dirigée il y a près de 40 ans. Le député prend sur ses épaules « un lourd fardeau », selon les mots de son prédécesseur Daniel Goa.

DNC : Votre élection à la présidence constitue-t-elle un tournant au sein de l’UC ?

Emmanuel Tjibaou : Je ne pense pas. C’est surtout la traduction de la volonté des régions de changer le bureau par rapport à des remontées pour lesquelles on n’a certainement pas corrigé le tir. Il s’agit juste de réaligner les bases avec les exécutifs qui portent les motions politiques du parti.

Pourquoi réaménager le bureau ?

Un volet qui concerne la lisibilité du discours politique, de la stratégie, nécessitait une clarification. Ces éléments ont été pris en compte. C’est ma candidature qui a été portée. C’est ce sur quoi je me suis engagé aussi durant la campagne des législatives. Il y a également nécessité au vu de l’impasse institutionnelle. On n’a pas réussi à aller jusqu’au bout. Et puis, le 13 mai nous a trouvés.

Votre élection est-elle un compromis entre l’UC historique et l’UC CCAT ?

Je dirais que c’est la même chose. Il y a beaucoup de fantasmes formulés à l’endroit de la CCAT. La cellule de coordination des actions de terrain est née d’une motion politique portée au congrès de l’île des Pins [en novembre 2023]. Ces motions concernent une mobilisation contre le projet de loi constitutionnelle, cela consiste à pavoiser et faire valoir ses positions sur les bords des routes. Au moment où le projet de loi est passé, il y a eu cette escalade, c’est factuel, mais à aucun moment la CCAT n’a donné mandat à quiconque pour parler en son nom ou engager des actions de violence contre les forces de l’ordre ou les civils.
L’instruction est en cours. C’est le jugement qui permettra de dire si les uns ou les autres sont coupables. J’ai fait cette déclaration à la fin du congrès. Nous, on demande la justice. On demande d’éclairer.

Pourquoi ce besoin d’éclairage ?

C’est notre honneur qui est entaché. L’UC est un parti qui est sorti de l’indigénat et qui s’est engagé pour porter les valeurs de la coutume, de la religion et de la démocratie. Demander l’éclairage de la justice aussi pour ceux qui ont été assassinés, des jeunes aux gendarmes, pour tous ceux qui ont perdu leur entreprise. On va demander la dignité parce que c’est respecter la présomption d’innocence. Ce sont des droits imprescriptibles pour tout citoyen français.

On a engagé un mouvement de mobilisation pacifique contre le projet de loi constitutionnelle. C’est ça notre mobilisation, une lutte politique. Puis il y a eu les dérapages qu’on connaît. On a tenté de canaliser, de freiner. Les gens de l’UC se sont mouillés là-dedans. Mon engagement dans les législatives, c’était aussi de dire : « Vous ne pouvez pas faire valoir un engagement politique en bloquant la route ou en cramant ».

Les Loyalistes, et même des indépendantistes, accusent l’UC, vu comme un parti radical ou extrémiste, d’être à l’origine des violences…

C’est plus simple de l’aborder sous cet angle-là pour nos adversaires, parce que ça leur évite de revenir sur les fondements de ce qui s’est passé. Ça occulte l’opportunité d’engager des discussions. C’est assez primaire.
Je pense que c’est compréhensible que nos compatriotes perçoivent ça. Et c’est pour ça que je demande à la justice de faire son travail, mais pour tout le monde.

Quel est le « lourd fardeau » du nouveau président évoqué par Daniel Goa au congrès ?

C’est la prise de responsabilité de ce qui s’est passé. Nous avons décidé de nous mobiliser pacifiquement. Le projet de loi constitutionnelle a été l’élément déclencheur. On ne peut pas simplement engager une mobilisation et, quand on voit que le pays s’emballe, ne plus avoir personne au bout du fil. C’est le parti que j’ai pris après le congrès loupé du FLNKS à Netchaot : m’engager avec une partie du mouvement indépendantiste. Le projet du vivre-ensemble a été mis à mal le 13 mai. On doit remettre l’ouvrage à l’épreuve de la critique. Dans le projet de société porté pendant 30 ans sur le développement, les quartiers, les politiques publiques, des choses n’ont peut-être pas abouti. On a laissé une part de nous-même sur le bord de la route. Et elle nous rattrape aujourd’hui.
Charger uniquement la CCAT en disant « les organisations terroristes étrangères auraient fomenté tout ça de manière ciblée », ce serait trop simple et assez irresponsable. Parce que cela voudrait dire qu’on ne prend pas notre part dans ce qui s’est passé. C’est occulter le fait qu’il y a forcément des dysfonctionnements qu’on n’a pas diagnostiqués.

La souveraineté ne peut être partagée
que si on la possède.

Pourquoi certains représentants de l’UC n’ont pas condamné tout de suite la violence des émeutiers ?

Je ne saurais dire. Peut-être c’était inaudible. Notre chef de groupe au Congrès a condamné le 14 mai sur le site de NC La 1ère.
C’est impensable ce qu’il se passe. On a dit en 1988, plus jamais ça. Ce n’est pas le pari sur l’intelligence. Les gens ne se lèvent pas un matin en se disant « je vais cramer des pneus sur les ronds-points ». C’est un sentiment de frustration qui s’accumule, qui est aussi alimenté par les médias, par des positions tranchées de certains de nos élus, indépendantistes comme loyalistes, et qui se retrouve cristallisé dans ces actions de défiance de cette société. Une défiance à l’ordre public, sur les bâtiments publics, les églises, le mausolée d’Ataï… Qui peut cautionner ça ? Personne.

Avec le recul, quelle est votre analyse sur l’éclatement des émeutes ?

Il y a plusieurs niveaux de compréhension. Il y a l’analyse politique. Malgré les alertes ici, à l’international, au niveau national, on a bien indiqué que toucher les enjeux attachés au corps électoral, c’est remettre en cause ce qui a été décidé en 1983.
Il y aussi une crise sociétale. Le fait que, de manière ponctuelle, les choses se soient passées dans l’agglomération de Nouméa, c’est le signe qu’il y a des dysfonctionnements qu’on n’a pas vus ou su canaliser. Le fait aussi qu’en même temps, les usines se retrouvent en difficulté, cela participe à cette tension. Il y a aussi l’éducation, dans une école où les gens se retrouvent étrangers à un modèle de société qui les aliène. Malheureusement, le seul moyen de témoigner de ça, c’est de le crier sur la route.

Quels sont les grands axes politiques de ce 55e congrès ?

Nous étions attendus sur la reprise des discussions parce que l’ensemble des composantes indépendantistes ont déjà fait connaître les angles sur lesquels elles allaient les aborder. Nous restons sur les fondamentaux : la pleine souveraineté. Dans quelle modalité on s’inscrit pour sortir de l’accord de Nouméa dans le temps qu’il nous reste ? Cela fait l’objet d’un atelier de réflexion.
En interne, une des remontées, c’est une meilleure communication, mais aussi le rappel à la probité, à l’exemplarité, à la transparence et à une meilleure lisibilité du projet qu’on porte. Si on dit Kanaky, ce n’est pas un slogan. Il faut dire de manière concrète comment on s’est projetés depuis 1988 : la décentralisation, les provinces, les infrastructures, les formations… Il y a une dernière marche à accomplir. On le fait en sachant que la société a évolué. Avec la nouvelle équipe, on va mieux communiquer sur notre projet afin que chacun puisse apporter sa contribution. On a vu arriver à Canala de nouveaux adhérents. Durant les législatives, on a vu la volonté de beaucoup de gens pas forcément encartés, ni indépendantistes de s’inscrire dans un projet de société qui leur ressemble.

La nomination de Christian Tein à la fonction de commissaire général de l’UC a-t-elle été discutée ?

Toutes les régions ont porté sa candidature, votée à l’unanimité. Il faisait le lien dans le bureau entre les différentes tendances. Il faisait aussi le lien entre l’équipe du bureau et la base, les relais de terrain et les commissaires régionaux.

Daniel Goa a mentionné que, « si l’État nous imposait l’échec », « la frustration collective » se transformerait en une « nouvelle insurrection ». Est-ce votre avis ?

Quand on dit qu’on s’inscrit dans l’apaisement, c’est que la donne doit changer. C’est aussi dans les rapports qu’on a pu entretenir avec Gérald Darmanin. Quand tu viens huit fois et que tu te retrouves à chaque fois avec une porte fermée, il faut te poser des questions, sinon ça veut dire que tu ne percutes pas. C’est important d’apprendre de ce qui s’est passé le 13 mai. La première leçon, c’est de faire attention aux mots et de prendre en compte les attentes. On n’est pas d’accord sur tout, mais on a signé des accords politiques qui montrent qu’on est capable de cheminer ensemble. Sur ce qui pourrait arriver, je ne lis pas dans les boules de cristal, mais je suis résolu à ce que ça ne se reproduise plus.

L’UPM et le Palika se sont placés en retrait du Front. Est-ce définitif ?

Il faut leur poser la question. Nous n’avons pas l’intention de demander l’indépendance pour l’UC tout seul. On s’inscrit dans un mouvement de libération qui est le FLNKS. On a bien conscience qu’il y a eu des maladresses à l’intérieur. Ce sont les contre-coups de ce qui s’est passé le 13 mai et il faut, à un moment donné, bien diagnostiquer les responsabilités des uns et des autres pour pouvoir avancer ensemble.

On est une île, on n’a pas l’intention de
se cotiser pour acheter des porte-avions.

Croyez-vous à la solution de « la souveraineté partagée » avancée par les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat ?

Oui. C’est ce qu’il y a dans l’accord de Nouméa. On partage déjà des éléments de souveraineté. Après, la différence avec ce qu’il y a aujourd’hui, c’est la phase institutionnelle dans laquelle on s’inscrit. Nous, on dit une souveraineté pleine et entière. La souveraineté ne peut être partagée que si on la possède.

Ça passe par la naissance d’un État, et un accord d’État à État…

Une convention d’interdépendances. À partir du moment où je suis « État souverain » et que je délègue les compétences régaliennes, je partage ma souveraineté. Comme la France l’a fait avec l’Europe ou l’armée avec l’Otan. C’est le cas dans 95 % des État du Pacifique. On est une île, on n’a pas l’intention de se cotiser pour acheter des porte-avions.

Les loyalistes ont avancé le projet de fédération territoriale, est-ce une matière à discussion ?

On est dans un débat démocratique. À la différence des trois consultations référendaires, où nos compatriotes n’avaient pas de projets, ils sont porteurs d’un projet aujourd’hui : fédéralisme, partition… Ils ont leur vision, c’est respectable.

Un accord est-il proche ?

Je ne connais pas le projet des loyalistes, juste les éléments de langage qu’ils ont bien voulu partager. On ne peut pas faire des plans si on ne pose pas des choses concrètes sur la table. Il y a un responsable de la colonisation, c’est l’État français, qui nous a accompagnés pour l’accord de Matignon-Oudinot, les dispositifs de rééquilibrage, l’accord de décolonisation, l’accord de Bercy… L’État prend sa responsabilité dans la décolonisation. C’est la phase qui nous reste à construire. Mon mandat court jusqu’au 24 septembre de l’année prochaine. Ce serait bien de le faire avant.

L’UC est-elle prête à faire des compromis sur le corps électoral provincial ?

La négociation sur le corps électoral, c’est dans le cadre d’un accord. Le corps électoral provincial porte la légitimité de cet accord et les élus qui sortiront de ce scrutin sont ceux qui vont mettre en œuvre ce nouvel accord.

Certains disent qu’il faut trouver un accord avant mars. Est-il possible de le conclure d’ici là ?

Il faut bonifier ce qui a été discuté, clarifier le cadre et la méthode. Le report des élections provinciales nous permet de conclure la fin de l’accord de Nouméa. On ne peut le faire que si on valide ce qui a été fait. L’impartialité de l’État doit jouer à ce niveau. Je ne peux pas dire si on va y arriver avant mars. Il y a certainement une petite partie à négocier, mais sur le fond, les gens ont bien avancé.

Propos recueillis par Fabien Dubedout et Yann Mainguet