L’agence maritime Kenua, créée en 2007, occupe une place prépondérante sur le marché de la logistique des navires de croisière. Frappé par l’absence de visibilité politique et économique, ce secteur du tourisme ne parvient pas à redécoller. Une des missions de l’association professionnelle en cours de création sera de favoriser la structuration de la filière.
DNC : La taxe croisière, adoptée au Congrès jeudi 26 juin, était-elle attendue par la profession ?
Élodie Jaunay : Oui. Nous parlons de la taxe croisière depuis une dizaine d’années avec les gouvernements successifs. Les armateurs ont toujours été favorables à son paiement. Mais le montant ne doit pas être excessif, sinon les ventes de croisière s’effondreront. Ensuite, le délai doit être suffisamment long pour pouvoir la répercuter sur le billet des passagers, puisque les croisières sont vendues deux ans en avance. À défaut, cette taxe entre dans les frais portuaires des armateurs et triple pratiquement le montant des escales à Nouméa avec le taux envisagé actuel.
Une délibération viendra bientôt fixer le montant de la taxe et nous avons alerté à plusieurs reprises les autorités après la lecture de l’actuel projet du gouvernement qui la prévoit à 1 500 francs par passager et par escale. Ce qui est très élevé. À Tahiti, elle varie entre 250 et 500 francs depuis dix ans. Les Tahitiens ont même réduit la taxe à 150 francs pendant le Covid pour essayer d’attirer plus de navires. En clair, une taxe à 1 500 francs ne permettrait pas aux armateurs de continuer à programmer des rotations régulières vers notre zone.
La reprise post-émeutes est plus délicate
que celle d’après-Covid
Comment les armateurs jugent-ils le contexte calédonien ?
La situation politique et économique instable du pays ne les rassure pas. Ils ne prennent donc pas trop de risques. Dans les deux ans à venir, nous avons déjà une grosse perte d’escales, avant même l’application de la taxe. Après une année 2024 à 111 escales à la suite des émeutes et 2025 à 130 prévues s’il n’y a pas d’aléas météo, nous serons à 142 au mieux en 2026, 119 en 2027 et 116 en 2028. Nous sommes plutôt sur une pente descendante. Nous recevions 504 escales en 2016.
Comment expliquez-vous cette désaffection ?
Il y a plusieurs facteurs. Le premier, c’est le manque d’attractivité de la zone. Les navires qui sont en Australie viennent des États-Unis. Ces armateurs vont dans les zones rentables. Or, dans notre région, de la Nouvelle-Calédonie à la Nouvelle-Zélande, les tarifs de prestations obligatoires ont énormément augmenté, en dehors des taxes : de 30 % à 40 % à la suite du Covid. Une pandémie qui a d’ailleurs affecté l’emploi du secteur.
Le deuxième facteur est la hausse du prix du fuel. Ce carburant est assez cher en Australie. Les compagnies s’orientent donc vers des croisières de plus en plus courtes. Et sur ce point, nous n’avons, en Nouvelle-Calédonie, que deux destinations sur quatre – Nouméa et Lifou. Sans Maré et l’île des Pins, c’est un gros problème pour le déploiement des itinéraires. En raison du tremblement de terre au Vanuatu, Port-Vila ne recevait plus de bateaux fin 2024 et début 2025. Nous avons ainsi récupéré quelques escales. Toutefois, la reprise post-émeutes est plus délicate que celle d’après-Covid, nous ne sommes plus sur le même facteur de stabilité, c’est beaucoup plus compliqué.
À quel point ?
2025 et 2026 vont être des années durant lesquelles les prestataires de la croisière vont essayer de ne pas licencier à nouveau. Vraiment, on en est là. L’objectif est de garder les effectifs sans avoir d’aides. Car le tourisme de croisière est un secteur qui a redémarré comparé à beaucoup d’autres. Ce n’était pas évident dans un contexte post-émeutes. C’est dû, notamment, aux efforts fournis par les réceptifs de Lifou et du Wetr qui ont vraiment sensibilisé la population. Cette île des Loyauté est l’une des destinations croisière les plus anciennes, elle va fêter d’ailleurs ses 30 ans d’activité cette année. Mais le contexte politique et économique a un impact sur les prévisions de croisière.
Comment passer cette nouvelle crise ?
Nous sommes en train de créer une association de la croisière en Nouvelle-Calédonie, notamment avec les pilotes maritimes qui voient aussi leur activité fondre. Parce qu’il n’y a pas que la croisière, la mine aussi va mal et c’est tout un panel d’activités économiques maritimes qui ne va pas bien. Nous essayons de nous structurer pour redévelopper des escales autour de la Nouvelle-Calédonie. Mais cela n’est pas évident, parce que, comme je le disais, les armateurs prévoient leurs itinéraires deux ans à l’avance.
Autrement dit, si l’île des Pins, Maré ou une autre commune souhaite recevoir des navires, même pour des petites escales, il faut s’engager dès aujourd’hui et être sûre que dans deux ans, elles soient toujours d’accord pour accueillir des croisiéristes.
Les armateurs travaillent déjà sur les itinéraires de 2028, donc l’enjeu, dans les six prochains mois, est bien d’intégrer de nouvelles destinations pour attirer des petites unités. Mais ces navires ne seront pas basés en Nouvelle-Calédonie ou ne viendront pas aussi régulièrement qu’on le souhaiterait. Ils vont faire une ou deux croisières dans l’année de six à sept jours. C’est bien, mais cette ressource ne fera pas vivre le secteur au quotidien.
Pensez-vous à la compagnie Ponant pour des croisières haut de gamme ?
Je reviens de Marseille et les représentants de la compagnie ont indiqué qu’ils ne reviendront pas avant 2028. Pour le moment, tant qu’il n’y a pas d’accord politique et que l’instabilité reste forte, la compagnie Ponant ne peut pas revenir.
Nous avons d’autres compagnies avec des navires de 150 à 250 passagers. Ils ne viennent pas très souvent, mais si nous pouvons leur proposer d’autres destinations, en plus de Nouméa et Lifou, le temps de croisière pourrait s’étendre au-delà de deux jours.
Quelles peuvent être ces autres escales ?
Bélep, par exemple, essaie depuis des années d’avoir quelques bateaux. Je peux aussi citer Port Bouquet [baie à Thio], Hienghène, Tiga, Poum, Koumac, La Foa, Bourail, Boulouparis qui peuvent être très intéressantes pour les petites unités. Nous devons vraiment recréer un circuit autour de la Nouvelle-Calédonie. Mais les parties prenantes avec lesquelles nous allons travailler doivent vraiment s’engager à long terme.
Quels sont les éléments nécessaires à une reprise à Maré ?
L’escale s’est arrêtée avec la pandémie du Covid. Pour redémarrer avec des navires de 3 000 passagers, il faudra beaucoup de concertation, d’investissements, notamment dans le transport, beaucoup de coordination, d’organisation, de formation en anglais. Tout ne peut pas se faire en un claquement de doigts.
Et l’île des Pins ?
C’est l’inverse. Les prestataires locaux ont tout pour pouvoir redémarrer du jour au lendemain. Ils ont les infrastructures, les prestataires de services, les belles plages… Maintenant, il faut qu’ils précisent le type de croisière souhaité puis, qu’ils se coordonnent et s’entendent sur la répartition des rôles et des retombées. Nous espérons cette réouverture et l’avantage de la croisière est que les destinations peuvent définir elles- mêmes leur schéma. C’est-à-dire : le nombre d’escales par an, la capacité maximale des navires à accueillir, les jours de l’année sans bateau parce qu’il y a des événements comme la fête de l’igname à l’île des Pins… Mais nous ne voulons surtout pas que le retour de bateaux crée des tensions au sein de la population.
Il va falloir se retrousser
les manches, gagner en humilité
au niveau de nos tarifs
A-t-il été difficile de maintenir les deux compagnies régulières, Carnival et Royal Caribbean Cruise Line, en Nouvelle- Calédonie ?
Dès le mois de juillet 2024, nous avons rencontré les armateurs, le gouvernement, les réceptifs de Lifou, les représentants de l’État… Faire revenir un navire de 5 000 passagers à Nouméa demandait une grande anticipation. Les services touristiques ont beaucoup œuvré. Maintenant, pour garder ces compagnies sur le long terme, je le répète, que ce soit pour la croisière ou toute autre activité, il faut une stabilité. La stabilité politique va permettre une visibilité économique. Nous sommes en période creuse. Il va falloir se retrousser les manches, gagner en humilité au niveau de nos tarifs pour attirer à nouveau… Et nous ne devons pas oublier que nous avons toujours des concurrents dans la région. Le Vanuatu, Fidji… Ils s’en sortent très bien. Tout comme la Polynésie française. Parce que toute leur énergie a été déployée vers le tourisme.
Quels sont dès lors les manques ici ?
On ne s’occupe pas assez de la structuration en interne de la croisière, de ses réels besoins pour développer le secteur. Des guides doivent être formés, afin d’être bilingues pour le secteur touristique, c’est hyper important. Dans la croisière, à part Ponant, toutes les compagnies sont anglophones. À Lifou, Wetre Tours envoie lui-même ses guides sur Fidji pour des formations. C’est bien, mais la démarche doit être structurée à l’échelle calédonienne. Chaque province dispose de la compétence du tourisme. À un moment donné, il faut, je pense, dépasser un petit peu tout cela et repartir sur des projets conjoints.
La croisière « verte », décarbonée, est-elle possible ?
Les compagnies maritimes collaborent beaucoup avec les instances portuaires des pays qu’elles visitent, pour adopter, effectivement, des solutions plus « vertes ». Parce qu’elles ont elles-mêmes des engagements assez forts pour atteindre pratiquement le « zéro carbone » d’ici 20 ans, par exemple. Elles ont leurs propres objectifs. On parle beaucoup de la croisière, mais cette question concerne tout le milieu maritime : les cargos, les minéraliers, etc. Et ce, sous le regard de l’Organisation maritime internationale.
Et où en est la réflexion locale ?
Je participe aux réunions sur le schéma de transition énergétique de la Nouvelle- Calédonie. Nous nous y intéressons pour la partie maritime. Nous faisons d’ailleurs souvent à Kenua des visites pédagogiques de bateaux pour les enfants, collégiens ou lycéens, pour leur montrer tous les équipements à bord. Personne ne le sait, mais l’équipage fait lui-même le tri, le compostage, l’incinération. Tous les navires, aujourd’hui, ont des stations d’épuration à bord. Ils traitent eux-mêmes leurs eaux grises. Ils ne prennent pratiquement plus d’eau de Nouméa. Ils utilisent des dessalinisateurs. De même, la compagnie du Ponant a les navires les plus « verts » parmi ceux que nous accueillons. Ce sont des navires de dernière technologie. Il ne faut pas les faire fuir !
C’est d’ailleurs l’un des buts principaux de l’association : avoir un canal de communication pour rétablir des faits. Nous allons travailler, par exemple, avec les armateurs sur les possibilités d’embauche sur les bateaux de croisière. Ils emploient des Fidjiens, des Vanuatais. Pourquoi pas des Calédoniens. Des projets environnementaux ont aussi été menés à Lifou pour préserver des baies. Nous devons en parler. La croisière, ce ne sont pas que les touristes dans le petit train.
Propos recueillis par Yann Mainguet