Maire honoraire de Bourail et ancien président de l’Assemblée territoriale, Jean-Pierre Taïeb Aïfa est très critique à l’encontre des élus locaux et de l’État, et demande de bloquer la réforme constitutionnelle sur le dégel du corps électoral.
DNC : L’actuelle explosion de violences est-elle due à une accumulation de difficultés ?
Jean-Pierre Taïeb Aïfa : Nous avons l’impression que personne n’a voulu voir ou n’a rien vu venir. Qu’ont fait les services de renseignement de l’État ? En outre, nous avons le sentiment que les politiques n’ont rien vu non plus et ont persisté dans leur erreur de vouloir toujours imposer. Reste la question de l’intensité de ce drame. À Nouméa et sa périphérie, on compte plus de 6 000 squatteurs, on recense une pauvreté, on observe une nette différence sociale. On pouvait s’attendre à ce que cette explosion ait lieu dans cette partie de la Nouvelle- Calédonie et non pas en Brousse où on se parle, on travaille ensemble, on ne s’insulte pas et on partage.
Le nombre de jeunes sans repères s’est-il accru inexorablement ?
Une jeunesse kanak a été installée dans des immeubles et des squats à Nouméa et ses alentours. Il y a aussi une autre jeunesse. Je l’ai signalé plusieurs fois à mes interlocuteurs parisiens : de nombreux jeunes passés par la prison du Camp-Est ne sont pas retournés vers leur tribu ou village par crainte d’une sanction familiale ou coutumière. Ils sont restés dans le secteur de Nouméa, Saint-Louis, Dumbéa, Païta… font partie aujourd’hui des manifestants.
Quel regard posez-vous sur la CCAT ?
La CCAT est-elle un mouvement parallèle à l’Union calédonienne ou son bras armé ? La CCAT est allée très loin dans la dureté des propos. Y a-t-il eu manipulation ? Je ne sais pas, difficile à dire aujourd’hui. En revanche, on peut penser à une préparation minutieuse, quand on constate ce qui s’est passé à Nouméa et sa périphérie.
« Les dirigeants parisiens ne comprennent rien à la problématique calédonienne et ont préféré écouter quelques élus locaux. »
Faut-il maintenir le calendrier du projet de loi constitutionnelle ?
Dès le mois de septembre 2022, j’ai écrit une note de trois pages au président de la République. J’indiquais que, depuis la fin du mandat du Premier ministre Édouard Philippe, après 36 ans de neutralité, l’État était redevenu partial. Tout a commencé avec le choix de la date du troisième référendum sans le consensus nécessaire habituel. Est intervenue ensuite la nomination de madame Backès au secrétariat d’État à la citoyenneté. Une erreur stratégique du pouvoir macronien. L’autre erreur de casting est d’avoir nommé, pour une loi aussi sensible que celle sur le dégel du corps électoral provincial, le député Nicolas Metzdorf comme rapporteur. C’est une erreur fondamentale. J’ai le sentiment que nous sommes revenus en 1984 où des notes partaient à François Mitterrand sur le statut Lemoine et à Jacques Chirac en 1988 sur la probabilité d’événements graves. Les dirigeants parisiens ne comprennent rien à la problématique calédonienne et ont préféré écouter quelques élus locaux.
J’ai rédigé une nouvelle note en avril dernier à l’attention du président Macron ainsi qu’aux présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale. Tout ce qui est écrit dans ce document est arrivé. Je ne suis pas devin. Les tensions se faisaient sentir sur le projet de dégel du corps électoral. On est arrivés à ce que nous ne voulions plus voir, nous, les anciens. Et je ne suis pas le seul à avoir produit des notes.
Que préconisiez-vous dans cette note ?
Je préconisais de changer de logiciel, c’est-à-dire de revenir à la méthode Rocard : que le dossier calédonien revienne au Premier ministre à Matignon ou à l’Élysée avec une cellule composée de grands serviteurs de l’État dont l’objectif clair serait de rétablir la confiance dans ce pays. Parce que nous, les anciens, nous avons travaillé pour tenter de construire le destin commun. Nous ne nous sommes pas battus seulement pour garder le pouvoir. Voyez où nous ont emmenés nos élus et le gouvernement avec leur empressement ? Je pointe l’échec de l’État qui est sorti de son impartialité mais aussi l’échec de nos politiques locaux qui n’ont pas entendu l’appel des jeunes, qui n’ont pas vu la pauvreté qui s’est installée à Nouméa et dans ses communes périphériques, qui ont tenu des propos excessifs. Il y a une double responsabilité selon moi. On ne doit pas continuer à jouer avec le feu.
Vous êtes pourtant l’un des premiers en Nouvelle-Calédonie à avoir soutenu Emmanuel Macron ?
Oui, j’étais le premier avec Sonia Lagarde à constituer en 2017 un comité de soutien à Emmanuel Macron. Nous ne sommes pas arrivés à En Marche ! après qu’il ait gagné l’élection présidentielle. Je ne suis pas un anti-Macron, mais je vais finir par le devenir. Les Kanak et les Calédoniens sont aujourd’hui des francophones, francophiles. Attention à ne pas en faire des francophobes.
Emmanuel Macron a fait une erreur en indiquant qu’il comptait convoquer le Congrès de Versailles avant la fin juin. C’est méconnaître le fonctionnement de ce pays. Il faut, à mon sens, bloquer cette réforme constitutionnelle. Cette révision ne peut pas être adoptée aujourd’hui, sinon le territoire se réenflammera. Le président de la République n’a aucune autre solution que de repousser le Congrès de Versailles et de faire avaler la couleuvre à ceux qui défendent localement la modification urgente du corps électoral afin de s’approprier le pouvoir. Deuxièmement, il faut impérativement installer une mission de connaisseurs de la Nouvelle-Calédonie, des experts capables de ramener l’impartialité dans ce pays. Nous n’avons pas besoin d’un État partial, nous avons besoin d’un État partenaire.
Un État qui relance les discussions ?
Ce ne sont pas les escadrons de militaires qui vont régler le problème calédonien. Le problème se règle dans la confiance, autour d’une table sans précipitation.
Propos recueillis par Yann Mainguet