[DOSSIER] Une histoire mouvementée

Joachim Tamaï, Pierre M’Boueri et Alain Poere ont vécu toute leur vie à Thio. (©N.H)

Cœur historique de la Société Le Nickel (SLN), Thio est liée à l’histoire minière de la Nouvelle-Calédonie. Au fil du temps, la commune s’est développée et a beaucoup changé. Rétrospective de son évolution à travers les yeux et les souvenirs de ceux qui y ont vécu.

« On est nés là, on a grandi là et on va mourir là. » Accoudés à une des tables du marché de Thio, Pierre M’Boueri, Alain Poere et Joachim Tamaï se remémorent le passé de leur commune. Tous trois de génération différente, ils ont été témoins de son évolution, ces 50 dernières années. Il faut dire que du boom du nickel des années 1970 jusqu’à nos jours, “Nickeltown” ‒ comme baptisée à l’époque par le journal La France australe ‒ n’a cessé de se transformer.

AU RYTHME DE LA SLN

Installée sur place dès 1880, la Société Le Nickel (SLN) a profondément marqué le paysage, tout comme sa population. Jean-Guy M’Boueri, petit chef de la tribu de Saint-Philippo II, se souvient : « On avait la centrale électrique située à Thio Mission et tous les matins à 6 heures, il y avait une sonnerie. C’était le signal pour aller à l’école. Ça nous servait de repère. Puis à 11 heures, ça sonnait encore, et on sortait de l’école », s’amuse-t-il.

Pendant une vingtaine d’années, jusqu’à ce qu’elle déménage à Boulouparis avec son mari lors des Événements, Christiane Richmond résidait également à Thio Mission. Fille d’un travailleur de la SLN et arrière-petite-fille d’un colon libre arrivé sur le territoire en 1853, elle se rappelle « la mer en face » de sa maison, les « parties de jeux de billes à la tribu » et les après-midi à jouer avec ses amis. « On avait chacun notre propre petite bande, selon le coin de la commune où on habitait, mais on se connaissait tous », décrit-elle.

Tahitiens, Wallisiens, Javanais, Européens… Avec le travail à la SLN, « jusque dans les années 1980, il y avait du monde ici », se souvient Pierre M’Boueri, âgé d’une vingtaine d’années lors de la période des Événements. « Après, les gens sont partis. Je pense qu’ils ont mal pris la lutte… Puis ils n’étaient pas propriétaires fonciers, donc ils ont eu peur des revendications. »

Une période qui, malgré tout, a apporté son lot d’aspects positifs selon lui, puisque de la fin des Événements jusqu’à nos jours, les habitants de Thio se sont appropriés la mine. « Moi, par exemple, j’ai commencé à travailler à la SLN en octobre 1983 [en tant qu’opérateur périphérique, NDLR]. À cette époque, quand on montait sur mine, il n’y avait pas beaucoup de gens de Thio, ni de Kanak en général. Il n’y en avait que deux ou trois. Avant, c’était impossible d’imaginer un chef d’équipe kanak. Puis, après les Événements, des gens de chez nous se sont formés pour accéder à ces postes », raconte le sexagénaire.

LE REGARD VERS L’AVENIR

Un discours qui trouve écho dans le souvenir qu’en conserve Jean-Marc Ayawa, l’actuel directeur de l’école privée Saint-François. « Cette période a changé les mentalités. En 1984, les Kanak de Thio ont commencé à oser et à se dire qu’eux aussi étaient capables, et que ce qu’on pensait établi et normal pouvait changer. »

Parti à Tahiti entre 1986 et 1989 avec sa mère, Alain Lacrose, enfant à cette période, a été témoin de ce changement de mentalité : « J’ai vu le regard des gens changer… C’est devenu politique, ce n’était plus pareil », regrette celui qui n’a jamais songé, pour autant, à quitter la commune. « Thio c’est la rivière, la pêche, la chasse, le calme […] C’est la vie de brousse. »

Aujourd’hui, « les tensions sont pires que durant
les Événements », estime Alain Lacrose. (©N.H)

Les années 1980 marquent également la mise en place d’une première réflexion sur « l’après nickel ». Impulsée sur la commune par le maire de l’époque, Louis Maperi, plusieurs « actions » sont envisagées. « On voyait que la ressource commençait à s’épuiser, et qu’il fallait préparer ce qui venait après », décrit Jean-Marc Ayawa.

C’est dans ce contexte qu’est créée, notamment, la coopérative Ujana. « C’était un peu le lieu de rencontre où ceux qui travaillaient la terre et ceux qui pêchaient pouvaient ramener leurs produits pour pouvoir les vendre. Des structures se sont ensuite mises en place pour que ces produits soient commercialisés vers l’extérieur », raconte celui-ci. Une volonté de diversification économique qui, au fil du temps, s’est éteinte. « Les gens n’ont pas pris conscience que c’était important pour demain », estime Pierre M’Boueri.

Aujourd’hui, et depuis l’arrêt de la SLN, la question se pose de nouveau, alors que le paysage de Thio se redessine doucement. « Il y a beaucoup de jeunes qui travaillaient à la mine et qui ne pensaient pas à cultiver la terre. Là, ça se relance. On voit des champs se développer dans des endroits où il y avait de la brousse », décrit Pierre M’Boueri.

Nikita Hoffmann