[DOSSIER] Un traitement judiciaire « hors norme »

Les gendarmes devant le Tribunal de Nouméa le 22 juin 2024, où 11 militants indépendantistes dont le leader de la CCAT, étaient convoqués pour répondre de leur implication dans les émeutes. (© Théo Rouby AFP)

En première ligne avec les forces de l’ordre, la justice a fait face durant quatre mois et demi à des événements d’une ampleur et d’une intensité exceptionnelle. Un an après, le travail n’est pas terminé, notamment pour les procédures les plus sensibles relatives aux leaders présumés, dépaysées à Paris.

Les chiffres qui témoignent de l’activité judiciaire sont tout simplement ahurissants : 2 500 gardes à vue, plus de 500 personnes présentées à la justice pour répondre d’une infraction, 243 mandats de dépôt, 306 personnes jugées en comparution immédiate…

Un contexte inédit, se remémore le procureur de la République, qui a demandé du sang-froid, avec aussi un risque pour la sécurité des personnels. Il a fallu également communiquer auprès des Calédoniens pour expliquer les faits significatifs, lutter contre la désinformation. « À un moment donné, on avait certains messages sur les réseaux sociaux évoquant 89 morts autour de la fin mai à la suite d’affrontements avec les forces de l’ordre. Bien évidemment c’était totalement faux », retrace-t-il.

Face à un déferlement d’affaires, le parquet a pu s’appuyer sur des renforts : 120 officiers de police judiciaire (techniciens, balisticiens etc.), huit magistrats ou encore des membres de l’IGGN, Inspection générale de la gendarmerie nationale, pour les procédures d’usage des armes par les forces de l’ordre.

La justice, à Nouméa, est aujourd’hui dans la dernière ligne droite avec 700 procédures encore à traiter sur un total de 5 000 en lien avec les émeutes. Yves Dupas estime à « un mois et demi » la fin de ce travail qui aura pleinement mobilisé. Selon lui, « l’ensemble des personnels de justice, et j’y associe les avocats, ont le sentiment d’avoir rempli leur mission ».

PROPORTIONNALITÉ

La politique pénale à mettre en œuvre par le parquet était déclinée dans une circulaire du garde des Sceaux du 17 mai 2024. Il s’agissait « de contribuer à la sécurité publique » en retenant, lors des opérations de rétablissement de l’ordre, les infractions de violence sur les forces de sécurité, d’attroupement armé, de détention d’armes à feu ou d’objets incendiaires.

« Fermeté et rapidité » ont été les maîtres-mots pour les faits les plus graves (atteintes aux personnes, pillages, destructions par incendie, etc.) avec des comparutions immédiates, des procédures de reconnaissance préalable de culpabilité ou encore l’ouverture d’informations judiciaires, notamment en matière criminelle. Pour les faits d’une gravité plus relative (vols, dégradations simples, menaces, port d’armes), la justice a eu recours à des procédures simplifiées, des mesures alternatives.

« Nous nous sommes attachés à rechercher tous les niveaux de responsabilité, des émeutiers aux commanditaires présumés de ces exactions », ajoute le procureur. Et « la justice a rempli toutes ses missions avec le souci de l’égalité de traitement et de l’objectivité ».

DÉPAYSEMENT

32 informations judicaires ont été ouvertes et 50 personnes mises en examen. D’autres pourraient suivre. Les faits laissent toujours supposer « un plan d’action préparé et coordonné dans le but de déstabiliser le territoire et d’atteindre l’État dans l’exercice de ses missions régaliennes, articule le procureur. C’est notre hypothèse ».

Neuf militants indépendantistes de la CCAT soupçonnés d’avoir orchestré les troubles ont été placés en détention provisoire au mois de juin 2024. Parmi eux, sept ont été transférés en Métropole en raison de « la sensibilité de la procédure ». Les chefs d’accusation : tentative de meurtre, vol en bande organisée avec arme, destruction en bande organisée du bien d’autrui par moyen dangereux, participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime.

À ce jour, cinq sont toujours incarcérés : Christian Tein à Mulhouse, Guillaume Vama à Bourges, Steeve Unë à Blois, Yewa Waetheane à Nevers et Dimitri Tein Qenegei à Villefranche-sur-Saône. Brenda Wanabo-Ipeze et Frédérique Muliava sont sous contrôle judiciaire sans assignation à résidence en Métropole. Gilles Jorédié est au Camp-Est et Joël Tjibaou sous contrôle judiciaire en Nouvelle-Calédonie.

La Cour de cassation a ordonné, le 28 janvier, le dépaysement de l’instruction au tribunal judiciaire de Paris. « Le dépaysement, largement soutenu par les avocats, est vu d’un œil très positif, retient Louise Chauchat dont le cabinet assure la défense de trois prévenus. La défense commune avait consisté à dire qu’on avait tous ici été touchés de près ou de loin par les émeutes et qu’il fallait un dépaysement pour la bonne administration de la justice. »

Sur le fond, Maître François Roux, avocat historique du FLNKS en Métropole, qui défend notamment Christian Tein, explique que les avocats sont « tous au travail pour faire avancer ce dossier vers la seule issue qu’il mérite : dès que possible une remise en liberté des prisonniers, un retour au pays et, à terme, l’expression de la vérité sur ce qu’il s’est passé ».

Le conseil ajoute qu’« en aucun cas les personnes transférées en France (dans des conditions indignes au regard du droit national comme international) ne sont coupables des faits dont la puissance administrante les accuse, ce que la justice, indépendante, ne manquera pas de reconnaître et de signifier ».

Louise Chauchat explique que les auditions seront menées prochainement par trois juges cosaisis à Paris. On ignore quand pourrait avoir lieu le procès. Mais une telle instruction peut prendre entre « 18 mois et trois ans ».

Chloé Maingourd

LE CAMP-EST FRAGILISÉ

La prison a subi deux mutineries les 13 et 14 mai 2024, dont une avec prise d’otage, « des faits d’une gravité extrême », rappelle le procureur de la République qui ont généré la dégradation d’une centaine de cellule. En raison d’une nouvelle affluence, 40 détenus avaient été transférés à la prison de Koné qui avait dépassé son quota de 120 détenus. Une soixantaine avaient été envoyés en Métropole (longues peines).

 

UNE CHARGE ÉNORME

  • 5 000 procédures
  • Plus de 2 500 gardes à vue dont 10 % de mineurs.
  • 650 personnes convoquées par la justice, 502 déférées (dont 27 mineurs) c’est-à-dire présentées à la justice pour répondre d’une infraction.
  • 243 mandats de dépôt (placement en détention provisoire en attendant le jugement).
  • Les faits liés aux émeutes concernent des atteintes aux forces de l’ordre (31 %), des atteintes aux biens (58 %) et aux personnes hors forces de sécurité (10 %).
  • 306 personnes jugées en comparution immédiate, 125 en comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité.
  • 523 mesures alternatives prononcées.
  • 32 informations judiciaires.
  • 50 personnes mises en examen.
  • 40 affaires classées en raison d’une irrégularité de procédure au moment de la constatation de l’infraction (19,5 %) sans doute due à l’intensité de l’activité.
  • 50 audiences supplémentaires instaurées.