[DOSSIER] Raphaël Danino-Perraud : « Le nickel calédonien doit s’inscrire dans l’agenda stratégique franco-européen »

Diplômé de Sciences Po Lyon, Raphaël Danino-Perraud a effectué, entre 2016 et 2020, une thèse en économie des ressources au Laboratoire d’économie d’Orléans (LEO) et au Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM). (© DR)

Bousculé par la production massive d’Indonésie, le marché mondial du nickel est en mutation, et le métal calédonien doit trouver une voie pérenne. Selon Raphaël Danino-Perraud, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (Ifri), l’industrie du Caillou doit se poser dans le temps long de la stratégie française et européenne.

DNC : Le marché mondial du nickel est-il condamné à subir, pendant de longues années encore, la « loi » de la production en Indonésie ?

Raphaël Danino-Perraud : Je ne suis pas certain que le marché mondial « subisse » la loi de la production indonésienne. En effet, c’est un marché en pleine croissance et l’Indonésie a été le seul pays en mesure de répondre à cette demande. Regardons plutôt les chiffres. L’Indonésie dispose de 42 % des réserves mondiales de nickel, contre 5,4 % en Nouvelle-Calédonie, en cinquième position derrière l’Australie (18,3 %), le Brésil (12,2 %) et la Russie (6,3 %). Sa production est passée de 10 % à environ 50 % de la production minière entre 2012 et 2024, soit de 228 000 tonnes à 1,7 million de tonnes.

De manière similaire, elle a su profiter de sa richesse pour lancer une politique de remontée de filière. En mettant en œuvre une interdiction d’exportation de produits miniers, elle a encouragé les entreprises chinoises à investir chez elle. Elle est ainsi devenue non seulement un producteur de minerais et concentrés, mais également un producteur de nickel métallurgique (38 % de la production mondiale) et ambitionne de produire du nickel de qualité batterie dans les années à venir. L’Indonésie est donc devenue un acteur majeur de l’industrie nickélifère et le demeurera pendant de longues années. Elle a su répondre à une augmentation massive de la demande, mais est également responsable d’une certaine abondance.

La baisse des prix en raison de la suroffre de nickel sur le marché peut-elle durer ?

L’offre excédentaire sur le marché du nickel est liée à plusieurs paramètres. La politique d’augmentation des capacités indonésiennes en est un parmi d’autres. Ainsi, la stagnation de l’économie chinoise a un impact direct sur la consommation de nickel.

On parle beaucoup de sa consommation dans les batteries (17 %), mais beaucoup moins dans les aciers et notamment les aciers inoxydables (65 %) dont les applications industrielles sont nombreuses, de l’agroalimentaire à la construction. Or, la consommation chinoise est particulièrement importante pour ces usages. Pourtant, alors que la croissance chinoise a été à deux chiffres jusqu’en 2020, elle n’arrive toujours pas à rebondir et se situerait autour de 5 % en 2025.

La Chine consomme donc moins de nickel. Par ailleurs, la consommation de nickel devait être portée par l’électrification massive de la mobilité. Or celle-ci, bien qu’importante, est en deçà des prévisions. Les prix bas devraient donc durer encore quelques années, le temps pour l’industrie de la mobilité électrique de monter durablement en puissance et pour d’autres acteurs (Inde, Brésil…), de remplacer la Chine comme consommateur.

Les prix bas devraient durer encore

quelques années.

Quelle évolution voyez-vous pour le marché du nickel vers les batteries de véhicules électriques ?

Le nickel primaire aura toujours un rôle essentiel pour l’industrie de la batterie, même si celui-ci évoluera en raison des innovations ou de l’intégration nickel secondaire issu du recyclage.
L’importance du nickel pour les batteries lithium-ions, si importantes pour la mobilité électrique, n’a pas cessé de grandir. Il est passé de 7 % en 2019 à 17 % en 2024 dans un marché du nickel lui-même en croissance.

En ce qui concerne les batteries lithium-ions il existe plusieurs chimies et notamment : lithium-fer-phosphate (LFP), nickel-manganèse-cobalt (NMC) et nickel-cobalt-aluminium (NCA). Le nickel n’est pas utilisé dans les premières, mais est présent dans la cathode des autres chimies, sous la forme de sulfate de nickel. Par ailleurs, la présence de nickel dans ces dernières n’a cessé de grandir, notamment en raison de la volonté affichée par les industriels de diminuer le cobalt, jugé trop cher et sujet à trop de problématiques réputationnelles. Ainsi, le choix de la chimie de batterie est un ingrédient essentiel de la consommation de nickel.

Or, la montée en puissance des batteries LFP sans nickel et sans cobalt ces dernières années a significativement changé la donne pour la consommation de nickel dans les batteries. En effet, elles se sont révélées moins chères et plus sécurisées, même si moins puissantes et moins autonomes. En soit, les batteries LFP correspondent au besoin des consommateurs chinois urbains et ont donc rapidement pris des parts de marché. Elles représentent près de 45 % du marché de la mobilité électrique. Toutefois, les chimies de cathode à haut contenu de nickel (NMC notamment) devraient perdurer et représenter au moins 35 % du marché dans les années à venir.

En 2024, leur augmentation aurait été de 24 % et certaines prévisions optimistes envisagent que le nickel de qualité batterie pourrait représenter 50 % de la croissance de consommation de nickel d’ici 2030.

Par ailleurs, on parle beaucoup de nouvelles chimies de batteries (sodium-ions, lithium- souffre, batteries à électrolytes solides…). Toutefois, le nickel devrait rester un élément essentiel des cathodes de ces batteries. Dans ce contexte, l’obligation d’incorporation de nickel secondaire issu du recyclage devrait représenter un apport bienvenu sans diminuer l’importance du nickel issu de la production primaire. L’Union européenne (UE) demande ainsi que 95 % du nickel présent dans une batterie puisse être récupéré d’ici 2031 et que 6 % du nickel incorporé dans des batteries lithium-ions à cette date soit issue du recyclage.

La politique agressive du président américain, Donald Trump, sur les droits de douane peut-elle modifier les relations commerciales dans le domaine du nickel ?

En théorie, la politique de Donald Trump, et américaine plus globalement, pourrait avoir un impact sur l’industrie du nickel. En effet, l’Inflation Reduction Act (IRA), votée sous l’administration Biden, encourageait déjà la production de matières premières associées aux chaînes industrielles sur le sol américain ou de pays ayant signé un accord de libre- échange.

Ainsi, la production de nickel est fortement encouragée sur le continent américain ou chez les pays partenaires. En pratique, les États-Unis produisent peu de nickel et ce dernier est raffiné au Canada. Par ailleurs, la production de sulfate de nickel destiné à l’industrie des batteries est dominée par la Chine, grâce à l’importation de nickel indonésien. Par ailleurs, les droits de douane récemment mis en place par l’administration Trump, notamment sur l’acier inoxydable, concernent plus les produits semi-finis et notamment ceux produits par l’industrie chinoise et européenne.

Il est plus probable que les États-Unis mettent en œuvre une politique de diplomatie minière ambitieuse vers l’Indonésie ainsi que l’Australie ou les Philippines (respectivement 5 % et 12 % de la production mondiale). Ainsi, le Memorandum of Understanding signé en 2023 avec l’Indonésie peut servir de cadre à l’approfondissement des relations. En ce qui concerne l’Australie, les relations n’ont fait que se densifier depuis le contrat Aukus relatif aux sous-marins nucléaires, comme le montrent les coopérations sur les terres rares. Le nickel pourrait être intégré dans les échanges.

À brève échéance et même

à plus long terme, Eramet ne devrait pas se retirer de la société SLN.

Comment est perçu le secteur du nickel de Nouvelle-Calédonie, un territoire qui cherche d’ailleurs encore sa stratégie ? La France et l’Union européenne sont-elles prêtes à accueillir du nickel calédonien dans le cadre de la stratégie de souveraineté en matières premières critiques ?

Le secteur du nickel en Nouvelle Calédonie est perçu comme un secteur stratégique dans le cadre de la stratégie française et européenne de souveraineté en matières premières critiques. En effet, le continent européen ne dispose pas de gisements de classe mondiale comme ceux présents en Nouvelle-Calédonie, malgré quelques potentiels en Scandinavie, en Grèce ou dans les Balkans. Par ailleurs, dans le cadre de la désensibilisation vis-à-vis des approvisionnements russes, le nickel calédonien peut également être une solution.

En juin 2025, l’UE a publié une liste de projets hors du territoire européen susceptibles de faire l’objet d’un financement. Parmi eux se trouvait un site de traitement du nickel sur le sol calédonien. Par ailleurs, le nickel est considéré comme un élément important de la relance économique du territoire calédonien.

En effet, cette dernière a besoin, pour son bon fonctionnement, d’une énergie abondante et de transports efficaces, ces deux domaines pouvant également apporter une plus-value économique bienvenue. L’adéquation entre les besoins industriels finaux et la capacité de l’île à produire du nickel de différentes qualités sera déterminante.

Au-delà de cet aspect stratégique, l’aspect environnemental sera également à prendre en compte. En effet, le nickel calédonien, en raison de critères de production plus stricts, a le potentiel pour être un nickel beaucoup plus respectueux de l’environnement que sa contrepartie indonésienne, dont le mix énergétique est principalement basé sur le charbon. Alors que les critères de durabilité conservent leur importance, cela montre l’importance du nickel calédonien dans la stratégie globale française et européenne.

Toutefois, il ne faut pas se leurrer, le développement d’une telle filière se fera sur le temps long, projets politiques et économiques devant coexister. La construction d’un complexe métallurgique et des briques associées (énergie, transport…) prendra entre cinq et dix ans.

Croyez-vous que le groupe Eramet se retire à brève échéance de la société SLN ?

Récemment, le groupe Eramet a recentré sa stratégie industrielle sur son cœur de métier, à savoir l’extraction minière. Elle a vendu ses actifs métallurgiques, la raffinerie de Sandouville au groupe sud-africain Sibanye Stillwater et l’entreprise Aubert et Duval au consortium constitué de Safran et d’Airbus. Elle a avancé dans l’extraction minière de nickel en Indonésie tout en développant son activité dans le lithium en Amérique du Sud.

À brève échéance et même à plus long terme, Eramet ne devrait donc pas se retirer de la société SLN tant en raison de la crédibilité de sa stratégie industrielle, mais également pour la valeur des actifs qu’elle détient. Par ailleurs, l’État français participe au conseil d’administration d’Eramet et aura son mot à dire si cette échéance est véritablement évoquée. Pour l’instant, il ne me semble pas que cela fasse partie de la stratégie française.

L’usine du Nord (KNS, à l’arrêt) et le complexe du Sud (PRNC, en activité sur la production de NHC) en Nouvelle-Calédonie cherchent des repreneurs. Le contexte est-il favorable ?

De prime abord, le contexte n’est pas favorable, tant pour des raisons internes à la Nouvelle-Calédonie que de la situation du marché du nickel.

En plus des dégâts matériels, les émeutes récentes font peser des doutes sur la faisabilité d’opérations industrielles s’inscrivant sur le temps long et nécessitant des capitaux très importants. La situation énergétique de l’île est également un facteur d’interrogation, tout comme ses transports ainsi que les liaisons commerciales.

Par ailleurs, le marché du nickel est actuellement excédentaire dans un contexte de ralentissement économique. Toutefois, l’ensemble de ces constats doivent s’inscrire sur le temps long. Ainsi, le marché du nickel ne sera pas le même en 2030 et probablement pas dans une situation aussi excédentaire, notamment pour le nickel de qualité batterie. Cinq ans, c’est le temps qu’il faut pour commencer à investir dans une filière, qui, à défaut d’être compétitive, sera techniquement et stratégiquement satisfaisante.

L’industrie nickélifère calédonienne doit donc s’inscrire dans le temps long de l’agenda stratégique franco-européen. Cela permettra, à court terme, de poser des jalons susceptibles de contrôler et d’orienter cette action vers des priorités d’infrastructures qui participeront au développement économique de l’île et de facto à un début de pacification sociale.

Propos recueillis par Yann Mainguet