[DOSSIER] Quotidien de La Réunion : « On prend parti, en notre âme et conscience de journaliste »

Le Quotidien de La Réunion boycotte les aspects sportifs de cette Coupe du monde qui « cristallise tous les excès de l’argent roi ». Pour Kevin Bulard, rédacteur en chef, il était impensable de dissocier la compétition de la mort des 6 500 ouvriers et du scandale environnemental.

DNC : Comment avez-vous pris cette décision de boycotter la Coupe du monde ?

Kevin Bulard : L’initiative a été prise par Flavien Rosso, le chef du service des sports. Il avait beau retourner la question dans tous les sens, il ne voyait pas comment célébrer des victoires dans des stades où des milliers d’ouvriers sont morts, dans des stades climatisés au milieu du désert.

Cette compétition cristallise tout ce qu’on dénonce, tout ce qui va à l’encontre des valeurs du Quotidien : liberté d’expression, respect des droits de l’homme, des minorités, etc. J’étais d’accord à 100 %. On a pris la décision d’invisibiliser l’aspect sportif pour rendre visibles tous les autres. Et la direction nous a suivis.

Elle a fait passer les valeurs du Quotidien avant l’argent : on refuse les publicités en rapport avec la Coupe du monde. Ce n’était pas évident puisque nous sommes un petit journal qui sort d’un redressement judiciaire et qui n’est pas tiré d’affaire. Mais les estimations nous ont finalement montré que l’enjeu financier n’est pas énorme.

Neuf fois sur dix, les gens s’associent à notre démarche. »

Quelle a été la réaction de vos lecteurs, des Réunionnais ?

Nous avons reçu une vague de sympathie. Neuf fois sur dix, les gens s’associent à notre démarche. Il faut dire que c’est arrivé à un moment où c’était déjà dans l’air.
L’acteur Vincent Lindon a pris position, des sportifs l’ont également fait. Et puis ceux qui nous lisent savent ce qu’ils trouveront chez nous : fiabilité des informations et indépendance. On a choisi cette ligne et on s’y tient. On a le respect de la population réunionnaise.

Kevin Bulard, rédacteur en chef. / © DR

Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d’avoir simplement fait un « coup de com’ » ? On pensait que ça resterait entre nous, à la Réunion. Notre Une a été partagée sur les réseaux sociaux, notre décision a été reprise dans une dépêche AFP, ça nous a complètement dépassés. D’une certaine manière, tant mieux, mais ce n’était absolument pas calculé.

Quel sens donnez-vous à votre décision ? Quelles seront les conséquences pour les prochaines compétitions ?

On ne boycotte pas le Qatar, on boycotte cet événement, sportif qui cristallise tous les excès de l’argent roi. On ne donne pas de leçon de démocratie. On nous a demandé pourquoi on ne boycotte pas les Jeux olympiques de Paris 2024. Parce qu’il n’y a pas 6 500 morts. Ça ne veut pas dire que tout est parfait dans l’organisation.

Dans le futur, très certainement, on ne couvrira pas que des événements parfaits, sinon on ne couvrirait pas grand-chose. Pour les Jeux de l’océan Indien, qui auront lieu à Madagascar en 2023, on réfléchit déjà. On prépare des articles. Est-ce que construire des stades dans un pays où règne la misère est une bonne chose ? On posera ce genre de question.

Se rendre au Qatar aurait-il permis de parler également des mauvais côtés du Mondial ?

Des personnes qui travaillent sur le sujet depuis des années disent que ce n’est pas possible. Que les journalistes seront cornaqués, qu’ils se heurteront à l’interdiction d’aller dans certains quartiers. J’espère avoir tort, mais j’en doute car des gens bien plus chevronnés que moi disent qu’il y a de l’opacité, un contrôle de l’information. D’ailleurs, on voit une contre- offensive : il est aujourd’hui compliqué de critiquer le Qatar, qui a énormément de pouvoir et d’argent.

La Une du 13 septembre 2022, jour du 46e anniversaire du Quotidien de La Réunion. Kevin Bulard revendique une continuité vis-à-vis de l’engagement originel pour la liberté d’expression.

Votre décision relance un débat classique : les journalistes doivent-il donner leur avis ?

On choisit simplement des angles journalistiques, les infos que l’on traite, c’est notre travail de tous les jours. Ce sont des choix éditoriaux. On essaie de donner aux Réunionnais les moyens de se faire leur propre avis. On n’appartient pas à un grand groupe financier, on est attaché à aucun parti politique. Cette indépendance, ce n’est pas de la neutralité : on prend parti, on prend position, on le fait en notre âme et conscience de journaliste.

Au Quotidien, on a des engagements en faveur de la lutte contre l’illettrisme, contre toutes les formes de violence, pour la liberté d’expression et l’environnement. On peut traiter tous les sujets avec ces lunettes : le transport en avion ou en voiture, les questions liées à l’alcool, comme notre grosse production de rhum, etc.

Je comprends ceux qui ne veulent pas choisir, mais nous, on ne privera personne. »

Comprenez-vous les médias qui ne veulent pas priver de football les passionnés ?

Je comprends ceux qui ne veulent pas choisir, mais nous, on ne privera personne. L’information sera disponible partout. On disait qu’il ne faut pas mélanger les choses, mais c’est un regard qui change. Il faut mélanger ! Nous, on est un grain de sable. Nos moyens sont limités. Mais on rejoint un mouvement plus grand, mondial.

Les enquêtes sur les conditions d’attribution du Mondial font réfléchir, les questions liées à l’environnement s’y ajoutent. J’espère que ça va progressivement changer la manière dont les choses se passent.

Propos recueillis par Gilles Caprais