[DOSSIER] Quand l’Histoire génère une exception

Lors d’une visite en 2003, Jacques Chirac, président de la République, s’était engagé sur la voie du gel électoral pour le scrutin provincial. (© Patrick Kovarik AFP)

La Nouvelle-Calédonie est une terre à trois corps électoraux. Le résultat d’une longue évolution du vote et de la citoyenneté.

1853
La Nouvelle-Calédonie devient une colonie sous administration directe de la France, sans élections.

1874
Sous pression des colons, un Conseil général est créé, avec des membres élus uniquement par les propriétaires français aisés.

1885
Une loi élargit le Conseil général, mais le scrutin censitaire exclut les Kanak, les ouvriers et les petits colons au profit des notables européens.

1887
Le Code de l’indigénat prive les Kanak de droits civiques et restreint leurs déplacements et emplois.

1946
La fin de la Seconde Guerre mondiale se traduit par l’abolition du Code de l’indigénat. La Nouvelle-Calédonie cesse d’être une colonie et devient un territoire d’outre-mer. Les Kanak obtiennent la citoyenneté mais restent sous-représentés politiquement.
Le suffrage universel s’applique désormais aux élections pour le Conseil général mais beaucoup de Kanak n’ont pas d’état civil reconnu, les empêchant de s’inscrire sur les listes électorales. Pour la première fois, des Kanak sont élus dans les conseils municipaux.

1951
Un système de double collège électoral est instauré. Le premier est constitué des Européens et des Kanak ayant obtenu la citoyenneté française complète. Le second collège rassemble les citoyens de statut particulier, soit la majorité des Kanak. Le premier collège dispose d’un nombre de représentants nettement supérieur au second malgré un nombre d’électeurs beaucoup plus important. Le système de double collège assure aux Européens une surreprésentation dans les institutions.

1953
Création de l’UC, fusion de partis encouragés par les églises pour détourner les Kanak du communisme qui soutenait alors les grands mouvements de décolonisation. Il jouera un rôle prépondérant dans l’accession des Kanak à la vie politique.

1956
La loi-cadre Defferre instaure le suffrage universel avec l’abolition du système de double collège électoral. La domination politique des Européens demeure néanmoins la règle même si les Kanak participent de plus en plus à la vie politique. Cette année-là, Rock Pidjot est élu conseiller territorial pour l’Union calédonienne qui n’est pas encore un parti indépendantiste. Il deviendra le premier député kanak en 1964 et une figure indépendantiste avec l’émergence des revendications dans les années 1970.

1979
Le suffrage universel intégral pour le Congrès, qui remplace l’Assemblée territoriale, est instauré pour tous les citoyens français. L’afflux de nombreux Métropolitains encouragés par l’État bouscule les équilibres électoraux et renforce la prédominance démographique et électorale des non-Kanak.

1988
Les accords de Matignon-Oudinot marquent la fin de la quasi- guerre civile de 1984-1988. Ils prévoient une répartition du pouvoir entre indépendantistes et non-indépendantistes avec la provincialisation. Les membres du Congrès ne sont plus élus directement mais au travers des élections provinciales qui demeurent ouvertes à tous les citoyens français résidant en Nouvelle-Calédonie, quelque soit leur durée de résidence.

1998
En dépit des accords de 1988, les indépendantistes continuent de dénoncer une « colonisation électorale » et font du corps électoral un élément central de leurs revendications. L’accord de Nouméa introduit de profondes modifications avec la définition de trois corps électoraux : le corps électoral général ouvert à tous les résidents français pour les élections générales (présidentielle, législatives et municipales), le corps pour les élections provinciales ouvert à toutes les personnes présentes avant 1998 ainsi qu’aux personnes arrivées après 1998 mais justifiant d’au moins 10 ans de résidence, et le corps référendaire créé pour la participation aux consultations sur l’avenir institutionnel prévues à la fin de l’accord de Nouméa, plus restrictif que le corps provincial en termes de durée de résidence.

1999
Une réforme constitutionnelle pour geler le corps électoral est votée par les parlementaires, conformément aux négociations ayant abouti à l’accord de Nouméa. Le gel n’avait pas été introduit en 1998 du fait qu’il n’était pas conforme à la Constitution française. Le président Jacques Chirac ne finalisera cependant pas cette réforme en la faisant adopter par le Congrès réuni à Versailles, en raison de divisions sur d’autres sujets, liés à la justice, contenus dans le projet.

2007
Le président de la République Jacques Chirac soumet à nouveau le projet de réforme constitutionnelle visant à geler le corps électoral. La réforme confirme les restrictions des corps électoraux provinciaux et référendaires, appliqués jusque-là sans fondement juridique solide. Le corps électoral glissant est désormais restreint aux personnes installées en Nouvelle-Calédonie avant 1998.

2024
La contestation des résultats de la troisième consultation sur l’avenir institutionnel de l’archipel en 2021 conduit à la rupture du dialogue entre les partenaires. En janvier 2024, le gouvernement central propose alors d’ouvrir le corps électoral pour les élections provinciales de mai 2024. Un projet de réforme constitutionnelle qui donne le droit de vote aux personnes présentes depuis au moins dix ans est adopté par le Sénat et l’Assemblée nationale le 14 mai. Il est à l’origine de nombreuses mobilisations dans l’archipel et conduira à l’insurrection du 13 mai.

M.D.

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