[DOSSIER] Partir n’est pas sans conséquences

La société de déménagement AGS, dirigée par Noël Jourdan, a vu tripler les demandes de devis entre mai et octobre. (© Y.M)

Les récents mouvements internes de population et les départs hors du territoire affectent bon nombre d’équilibres. Du monde éducatif aux bases économiques.

  • ENSEIGNEMENT : VERS LA MÉTROPOLE ET LES ÎLES

L’évolution du nombre de radiations d’élèves scolarisés dans les écoles primaires de la province Sud depuis le 14 mai est un indicateur intéressant du mouvement de familles. Au total, 1 251 désinscriptions sont recensées, majoritairement à Nouméa (680), mais aussi dans le Grand-Nouméa : Dumbéa (253), Mont-Dore (152) et Païta (114).

Où vont ces écoliers ? Essentiellement vers la Métropole, pour 591 d’entre eux. Mais aussi vers les DOM-TOM (78) et d’autres territoires (83). Soit une large proportion. Néanmoins, 40 % des élèves restent en Nouvelle-Calédonie et s’orientent vers le privé de la Ddec (71) et d’autres structures (16). Ou bien, plus massivement, vers la province Nord (115) et les Loyauté (285). « Nous nous y attendions. Nous avons reçu beaucoup d’appels pendant les émeutes », souligne le service provincial ad hoc des Îles. La raison : mettre les enfants en sécurité. « Nous avons préparé nos équipes. »

La province basée à Lifou compte, elle, l’accueil de 394 élèves du primaire et 165 du secondaire venant de Nouméa et sa région. Depuis une quinzaine d’années, les effectifs scolaires fléchissaient dans les Loyauté à cause de la baisse du taux de natalité et de l’attrait de la création des usines de nickel. L’arrivée de jeunes dès le 17 juin a ainsi été absorbée sans difficulté, selon le service de l’enseignement. En outre, dans le secondaire public, 636 élèves scolarisés en mai ont poursuivi leurs études dans l’Hexagone ou en outre-mer.

  • UNE SPIRALE ÉCONOMIQUE DÉSASTREUSE

« Chaque jour, 30 habitants partent et, chaque jour, on s’approche d’un effondrement systémique », déplore David Guyenne, président de la Chambre de commerce et d’industrie. L’organisme a estimé, pour 2024, la chute de la consommation à plusieurs dizaines de milliards de francs. « La crise cause des départs et les départs aggravent la crise », souligne Gaël Lagadec, professeur des universités en économie à l’UNC, qui observe un phénomène dangereux : la concomitance de la baisse de la consommation privée et publique, à laquelle vient s’ajouter la faiblesse du secteur du nickel. « En période d’incertitude, ajoute l’universitaire, les ménages ont aussi tendance à épargner quand ils le peuvent », ce qui réduit encore le flux de liquidités dans le circuit économique. La reconstruction probablement partielle et forcément progressive du monde des entreprises peut susciter « une baisse de l’offre et ainsi des tensions inflationnistes ».

  • DES COMPÉTENCES S’ENVOLENT

Des secteurs professionnels sont particulièrement touchés par une vague de départs. Le corps médical notamment. Au Médipôle, une vingtaine de médecins ont quitté l’établissement. De même, 80 infirmiers dans un groupe initial de 500 sont partis. La structure hospitalière a ainsi perdu plus de 10 % de son personnel médical. Ce qui entraîne des fermetures de lit et une grosse fatigue des équipes de soins.

D’après le conseil de l’Ordre des médecins, environ dix praticiens ‒ dont la moitié a été sinistrée ‒ sur 260 libéraux se sont éloignés de la Calédonie. Au niveau des dispensaires, la situation est tendue en province Sud qui est toutefois pourvue, sauf à Thio. Tandis que dans le Nord, le recrutement est très difficile.

Le secteur du nickel est en outre affecté. Deux raisons sont avancées : l’insécurité ressentie par les familles et le manque de visibilité dans ces filières minière et métallurgique sur le territoire. Une vingtaine de départs, essentiellement des cadres, parfois même calédoniens, seraient comptabilisés dans chacune des trois usines. Des ex-salariés de KNS ont rejoint des opérations du groupe Glencore, en Australie ou au Canada. Des anciens responsables à la SLN ont mis le cap sur des entreprises industrielles françaises ou étrangères. Selon un observateur, « si le secteur ne reprend pas rapidement une activité normale, les départs vont s’accélérer ».

  • LOGEMENTS SOCIAUX DANS LA TOURMENTE

Le monde économique scrute le secteur de l’immobilier. Un risque pointe après les émeutes génératrices de départs ou de mouvements de population : que la demande et les prix s’effondrent dans la périphérie de Nouméa, tandis que l’activité résiste dans la « capitale » appréciée comme un refuge.

Une équation comptable se complique sérieusement. La Société immobilière de Nouvelle-Calédonie (SIC), qui gère plus des deux tiers du parc de logements sociaux du territoire, recense davantage de départs que d’arrivées. Au final, une perte de 80 foyers par mois en moyenne depuis mai. Du jamais vu.

La cause : des clients, qui se retrouvent au chômage, ne sont plus en mesure de payer le loyer et regagnent leur famille dans les Loyauté ou ailleurs. Or, selon un rapport de la Chambre territoriale des comptes, la situation financière de la SIC était déjà « fragile » avant l’insurrection. Son chiffre d’affaires est majoritairement constitué des produits locatifs. Le Fonds social de l’habitat (FSH) a enregistré, de juin à octobre, 170 résiliations de logement : 25 en raison de départs vers la Métropole – ce qui n’est pas ordinaire –, six vers Wallis-et-Futuna, et surtout 94 « pour un retour en famille sur le territoire » pour des motifs financiers, précise Muriel Malfar-Pauga, élue et administratrice, qui plaide en faveur d’une réorientation des contrats de développement, non plus vers la construction, mais vers la rénovation urbaine.

Yann Mainguet