[DOSSIER] Nadège Lagneau : « Si on veut intégrer cette jeunesse, il faut qu’on s’adapte à ses codes »

« Ce n’est pas compliqué de comprendre les jeunes, il faut simplement aller à leur contact. Ça va de la petite kermesse ou de la petite battle hip-hop aux grands spectacles subventionnés. La confiance, c’est dans les deux sens », estime Nadège Lagneau. (© N.H.)

Déléguée générale de l’Association pour le développement des arts et du mécénat industriel et commercial (Adamic) en charge du Rex, Nadège Lagneau est quotidiennement au contact des jeunes, avec qui elle travaille sur plusieurs projets.

DNC : On parle souvent de la jeunesse. Selon vous, n’y a-t-il pas plusieurs jeunesses ?

Nadège Lagneau : Bien sûr. On n’est pas le même jeune en fonction d’où on vient, de notre statut social, économique et de notre culture… Donc oui, il y a plusieurs jeunesses. À l’image de la population calédonienne, la jeunesse est constituée de plusieurs composantes. Elle ne peut pas être considérée comme unie et homogène.

Une part importante de jeunes a participé aux émeutes, comment l’expliquer ?

Je pense que, quand une révolte se met en place, c’est parce qu’une partie de la population a l’impression que l’on ne l’a pas prise en compte et qu’elle ne s’est pas reconnue dans notre modèle de société. Après, nous n’avons pas eu de confirmation qu’il n’y avait que des jeunes dans les exactions. Je me méfie des phrases toutes faites. Dès qu’il y a un problème, on dit : « C’est les jeunes ! », mais en a-t-on la certitude ? C’est beaucoup plus complexe que cela, il y a plein de facteurs à prendre en compte. Par contre, ce qui est sûr, c’est qu’il y a une partie d’entre eux qui ne se reconnaît pas ‒ ou en tout cas mal ‒ dans ce projet de société.

Quels échos avez-vous de leur part ? Quelles sont leurs craintes ?

Ce n’est pas clairement dit, mais ce qu’on ressent, c’est une crainte de la stigmatisation. Ça s’est amplifié avec la crise. Depuis les émeutes, certains jeunes ‒ parce qu’ils viennent de Rivière-Salée et qu’ils sont Kanak ‒ ont peur qu’on les mette tous dans le même panier.
Lorsqu’on a rouvert le Rex, j’entendais souvent : « J’ai l’impression que les gens me regardent quand je marche dans la rue ». Je sentais ce cri intérieur qui disait : « S’il vous plaît, ne nous cataloguez pas ». Parce qu’au final, le discours est toujours le même : ce sont des jeunes qui habitent dans les quartiers populaires, ils sont en perte de repères, c’est la faute de papa qui est au nakamal et de maman qui est au bingo. Mais ce discours, à force de l’entendre, il s’ancre dans l’esprit des jeunes et dans celui des parents, inconsciemment. Il faut casser ce truc-là.

C’est également une de leurs aspirations :
être écouté.

Et, au contraire, quelles sont leurs aspirations ? Croient-ils encore au vivre ensemble ?

Oui, absolument. En tout cas ici, ça se fait tous les jours. De toute façon, le vivre-ensemble est un mot galvaudé. Comme si c’était quelque chose qu’il fallait atteindre, alors qu’on vit déjà ensemble, et pas que les jeunes.
La vraie question c’est : comment la société fait en sorte que les inégalités sociales soient réduites, de sorte que quand on vit ensemble, il n’y en ait pas un qui meurt de faim pendant que l’autre prend des charters ou peut se permettre tous les ans de partir en Australie. Après, leur aspiration, c’est souvent simplement de pouvoir avoir un appartement tout seul et de construire leur vie sans dépendre des plus grands.

Avez-vous l’impression que l’on ne prend pas suffisamment en compte leurs considérations ?

C’est également une de leurs aspirations : être écouté. Au travers de l’association et du Rex, nous travaillons avec de jeunes artistes dont les créations parlent de leur mal-être. Beaucoup de spectacles sont subventionnés par les institutions. Mais lorsque l’on en fait la restitution, à part quelques politiques ‒ et ils ne sont pas nombreux ‒, personne ne vient les voir.
C’est le paradoxe. Rien n’est fait à la fin, on n’en prend pas acte, et c’est fatiguant pour eux. C’est cette impression qu’on gesticule dans le vide avec, en plus, le sentiment qu’on les flagelle en leur disant : « On vous a mis des dispositifs en place, on vous a financé des spectacles, qu’est-ce que vous voulez de plus ? ».

On entend souvent que la jeunesse doit être « la relève », or elle semble moins présente dans la vie politique et la vie de la société…

Ils ne sont pas présents tel qu’on l’entend, c’est-à-dire lorsqu’on fait des conférences, des colloques, etc. Maintenant, si l’on revient à la définition du mot politique, qui fait référence à l’organisation de la cité, tout le monde fait de la politique. Lorsque les jeunes viennent me voir et me disent : « On va prendre une salle disponible pour faire un battle de breakdance », ils font de la politique. Parce que derrière, ils vont ramener tous les petits frères de quartier et vont partager, rigoler, et finalement, faire société. C’est le danger de détourner les mots de leur sens, car ça éloigne les jeunes. Pour eux, le mot politique, ça cristallise tout ce qu’ils n’aiment pas et du coup, ils ne s’impliquent pas dedans.
Si demain, des assises de la jeunesse sont organisées, je ne sais pas s’ils iraient. En revanche, si les politiques venaient lors des battles, ils comprendraient beaucoup plus de choses sur les jeunes. Il pourrait y avoir une réelle discussion. Si on veut intégrer cette jeunesse, il faut qu’on s’adapte à ses codes. C’est comme cela qu’on fera lien avec elle. Car il ne faut pas l’oublier, quand ils veulent quelque chose, ils peuvent déplacer des montagnes.

Propos recueillis par Nikita Hoffmann