[DOSSIER] Les associations craignent « une crise alimentaire sans précédent »

Mercredi 20 novembre, Pascale, bénévole d’Un sandwich pour autrui, a participé avec des bénéficiaires à la confection d’environ 70 sandwichs, place des Cocotiers. Depuis les émeutes, l’association a arrêté la distribution de repas le mardi soir. Elle est présente les mercredis et samedis midi, ainsi que le mardi matin pour apporter le café. (© A.-C.P.)

Les plus démunis se tournent, en dernier recours, vers les associations, dont l’activité augmente alors que leurs moyens diminuent.

C’est dans un préfabriqué situé à côté du dock de l’association, à Normandie, qu’Elisabeth Gau et son équipe ont installé leurs bureaux. Les récents locaux administratifs de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, à la Vallée-du-Tir, n’ont pas survécu aux émeutes. L’épicerie solidaire de Païta village a été incendiée. Le nombre de salariés est passé de six à trois. Le camion solidaire ne sillonne plus les tribus de la côte Est. Le café alternatif est arrêté. « Cela fait très mal au cœur », exprime Elisabeth Gau, présidente de SSVP.

Six mois après le 13 mai, le constat est amer. « Rien ne sera jamais plus comme avant », glisse Betty Levanqué, à la tête de la Banque alimentaire, qu’elle a fondée il y a six ans pour lutter contre le gaspillage et les inégalités sociales. Au plus fort de la crise, « 40 tonnes de nourriture étaient traitées par mois, contre dix habituellement ». Sept repas de 1 500 rations ont été préparés depuis le mois de juillet. La Banque doit faire avec la perte du café solidaire He Tangata, à la Vallée-du-Tir, qui aurait célébré son premier anniversaire en mai.

Les structures doivent également composer avec une baisse de leurs moyens, notamment des subventions. « Nous vivions de mécénat privé et il y a moins de dons. » Et puis, les surfaces commerciales ont diminué de 20 000 m2. Les invendus distribués sont moins nombreux. « On ne récupère pas assez de nourriture, donc nous devons en acheter », raconte Betty Levanqué.

DÉPARTS DE BÉNÉVOLES

Les événements ont aussi affecté les bénévoles. Certains ont cessé leur engagement. Saint-Vincent-de-Paul était tombé à une quinzaine contre 70 avant le 13 mai. « Beaucoup sont partis du territoire, d’autres sont bloqués au Mont-Dore Sud, et il y a ceux qui ne veulent plus servir. Heureusement, dix nous ont rejoints », témoigne Elisabeth Gau.

Un certain amalgame s’est opéré. « Avec le traumatisme, une partie ne veut plus aider de Kanak. Et nous sommes critiqués sur les réseaux sociaux », expose Aude Lafleur, présidente d’Un sandwich pour autrui, qui a remarqué « qu’il y a plus d’Européens et de jeunes dans la rue. Il y a de tout, des personnes âgées, des gens avec des maladies mentales, sous tutelle, qui ont des cancers, beaucoup de femmes, des accidents de la vie, des artistes ». Il s’y côtoie tous types de profil. Et même, parfois, un visage connu, pour cette professeure. « J’ai vu un ancien élève de Segpa. Il y a des jeunes qui ne peuvent pas rentrer en tribu. »

La Société de Saint-Vincent-de-Paul, présidée par Elisabeth Gau, distribue des colis alimentaires contenant des produits de première nécessité, organise des opérations de dons et propose des produits frais à des prix avantageux. (© A.-C.P.)

La crise a changé les habitudes pour les personnes sans domicile fixe. « Pas mal se sont déplacées dans des endroits plus à l’abri, les quartiers sud, vers l’église du Vœu et le centre-ville. » Et provoqué des conflits. « Je le vois lors des distributions : ils s’arrachent des vêtements, des couvertures, ils nous attendent sur place plus tôt que d’ordinaire. »

DES PREMIÈRES FOIS

Pour redonner un sens à sa mission, bousculée par les exactions, Saint-Vincent-de-Paul aide en priorité « ceux qui ont tout perdu à cause des exactions, qui se retrouvent au chômage, ou dont la maison, la voiture ont été incendiées, le matériel volé, aux seniors et aux personnes handicapées ». Elisabeth Gau l’observe au quotidien. Le dock accueille de nouveaux venus. Des personnes au chômage, qui n’ont plus rien. « Elles sont là pour la première fois et ont honte de demander. » Et la précarité a augmenté. « Il y a davantage de démunis et la fréquentation a changé. »

Le pire, c’est que « les destructions ont plongé les plus défavorisés dans une précarité encore plus grande », estime Betty Levanqué. La Banque, qui intervenait dans une dizaine d’écoles de quartiers défavorisés, reçoit des sollicitations à Kaméré, Païta, Yaté… « Nous donnons des compotes, des biscuits, des œufs, du pain, du pâté… » Un minimum pour ceux qui n’ont rien, ou si peu, c’est ce que propose Un sandwich pour autrui, qui note une évolution du public. « La crise a achevé des personnes déjà précaires. »

AGGRAVATION

Ces volontaires, engagés depuis des années, sont unanimes : cela devrait s’aggraver. Et « être encore plus dur, surtout si le chômage partiel s’arrête ». Elisabeth Gau évoque « une crise alimentaire sans précédent », qu’il « faut anticiper ». Des émeutes de la faim ? « Je ne sais pas, c’est possible. » La fréquentation des maraudes opérées par le centre d’accueil des sans domicile fixe Macadam Partage, à Doniambo, a augmenté de 20 %, jauge Aurélien Lamboley, directeur de l’Accueil, qui gère le site. Les deux foyers d’hébergement de la Vallée-des-Colons « sont quasiment pleins chaque soir ». Comme le centre dédié aux femmes victimes de violences, dont les places étaient déjà toutes occupées avant la crise. « La demande est plus importante depuis la disparition du foyer Béthanie. »

Angélique fréquente Macadam depuis 2015. Elle y trouve de l’eau, notamment, dont sa cabane à Ducos est dépourvue. « Je fais mon linge, je me douche. » Depuis mai, « la vie est plus dure ». Ce qu’il faudrait, estime-t-elle, tout comme Tatiana, qui s’apprête à effectuer un TIG, travail d’intérêt général, c’est davantage de formations pour une meilleure insertion des jeunes. (© A.-C.P.)

À Ducos, les maisons d’accueil des Manguiers sont également sollicitées. S’y ajoute « l’arrêt temporaire d’aides », surtout l’assistance médicale. « C’est catastrophique. On a même un bénéficiaire qui a travaillé au black pour pouvoir se payer un billet d’avion et rentrer afin que ses problèmes cardiaques soient pris en charge en Métropole », relate Aude Lafleur.

Comment imaginer, dans ces conditions, poursuivre son action ? « Nous avons réduit la voilure, ce qui nous a permis de sauver les meubles », indique Elisabeth Gau. « Nous rationalisons nos coûts pour passer 2024 », ajoute Aurélien Lamboley. Et en 2025 ? « C’est la grande inconnue, comme pour tout le monde. Nous faisons au jour le jour. » Arrêter à la fin de l’année ? Betty Levanqué « y pense parfois ». Ce qui permet de tenir, c’est cette volonté de continuer d’avancer malgré tout ce qui s’est passé, souligne Aude Lafleur, de « reprendre confiance ».

Un sandwich pour autrui organise une collecte devant Casino Port Plaisance samedi 23 novembre, la Banque alimentaire devant les supermarchés les 30 novembre et 1er décembre.

 

« On ne se rend pas compte du nombre d’enfants
qui ne mangent pas à leur faim »

Fin juin, la ressourcerie a ouvert ses portes aux élèves venus aider à trier et ranger le local. (© LJG Solid’R)

La ressourcerie solidaire de Jules-Garnier à Nouville, inaugurée en novembre 2023, propose, dans son local décoré par les lycéens – l’établissement en compte 1 600 pré et post bac –, de la nourriture, des vêtements et des fournitures scolaires. « Quand les élèves mangent à leur faim et disposent du matériel adéquat, ils travaillent mieux », explique Aude Lafleur, professeure et initiatrice du projet. « Et ça marche. On le voit notamment au niveau du comportement. » La ressourcerie distribue également des paniers à ceux signalés par l’assistante sociale.

Depuis la reprise, en juin, Aude Lafleur a repéré des changements dans les attitudes. « Avant, les jeunes hésitaient à venir, étaient timides. Maintenant, ils se déclarent d’eux-mêmes. » Les demandes d’aide se multiplient. « C’est impressionnant. Certains me disent : “Madame, je n’ai pas mangé pendant deux jours”. On ne se rend pas compte du nombre d’enfants qui ne se nourrissent pas à leur faim. Je ne peux pas les laisser comme ça, d’autant que cela met en danger leur réussite et leur avenir. » L’émotion est forte dans ces échanges. « J’en ai vu pleurer de reconnaissance », décrit Aude Lafleur.

La ressourcerie réfléchit à un partenariat avec l’Université de Nouvelle-Calédonie afin de créer un pôle solidaire dans le quartier. La prochaine action de l’association, c’est ce samedi 23 novembre, avec une collecte alimentaire devant le Géant Sainte-Marie.

Anne-Claire Pophillat