[DOSSIER] Le médical s’empare de l’IA

Les promesses de l’Intelligence artificielle sont vertigineuses dans la détection des maladies, le suivi des patients, l'organisation des soins etc.

En médecine, l’intelligence artificielle apporte déjà une aide précieuse dans l’administratif, mais aussi dans le diagnostic, les traitements, les essais cliniques, etc. La prudence est néanmoins de mise quant à la fiabilité et la confidentialité des données.

Les praticiens locaux sont nombreux à utiliser l’IA. Viviane Damiens, médecin pathologiste, a mis en œuvre des « automatismes » dans sa gestion administrative pour éviter de « ressaisir ce qui a déjà été saisi » et travaille à la construction d’agents-assistants pour ses collaborateurs. Lisa, sage-femme, l’utilise dans ses recherches pour des cas compliqués. « L’IA permet d’apporter des réponses claires, de nous conforter dans nos diagnostics. » Elle lui sert aussi à trouver des protocoles d’exercices, à établir des posologies. Emy Pirrone, maître praticienne en hypnose Ericksonienne, l’emploie sur des supports pédagogiques, dans la création de « métaphores » (histoires) pour ses patients et pour la veille scientifique.

Un généraliste exploite, pour un patient cardiaque, les données de son Apple Watch qui, par plusieurs fonctions intelligentes, peut détecter des anomalies. Un chirurgien-dentiste utilise la technologie en chirurgie. « On a des logiciels de planification implantaire qui nous permettent de réaliser des interventions virtuellement avant l’intervention à propre- ment parler. On a notamment une aide à la mise en place d’implants virtuels pour éliminer les risques opératoires. » En médecine légale, un logiciel lui permet « d’isoler chaque dent, de la transformer en objet 3D » et même « d’extraire une dent virtuellement » pour l’identification des victimes.

ÉLABORER LES DOSES, PRÉVOIR LES COMPLICATIONS

Dans les établissements de santé, les services informatiques développent des outils en interne en complément de l’achat de produits. Passionné par le sujet, le Dr Jean-Michel Tivollier, néphrologue à l’U2nc, est l’un des précurseurs en la matière. Dans cette structure, l’IA est utilisée comme aide à la prescription de médicaments. « Sur la base des données engrangées ces 20 dernières années, on obtient des prédictions sur les doses nécessaires ». Nouvelle ambition, créer une IA comme ChatGPT pour générer une conversation. « Au lieu de chercher la donnée sur un patient vous allez dire, par exemple, ‘donne-moi la dernière créatinine de Mr. X.’ » Enfin, l’utilisation d’un chatbot sur cette spécialité, accessible par les médecins de tout le territoire, est envisagée. Une « aide au triage » qui peut « permettre de ne pas surcharger le plateau clinique de l’hôpital et de la clinique ».

Le pôle informatique
de l’U2nc, avec le Dr Tivollier, très tôt tourné vers l’IA. ©C.M

À la clinique Kuindo Magnin, des agents IA sont déjà utilisés, mais « principalement pour du conseil juridique ou administratif, surtout par les cadres », explique Lilian Vedrenne, directeur des systèmes d’informations hospitaliers. Une plateforme interne, qui devrait entrer en production cette année, va servir à définir des quotations de factures en fonction des pathologies, des actes médicaux. Une autre, en phase de test, doit permettre de prévoir les complications post-opératoires. Dans un futur assez proche, son équipe espère aussi proposer des chatbots aux soignants, alimentés en interne. « La clinique se tourne de plus en plus vers ces modèles. L’IA peut nous permettre d’être plus efficients, et plus rentables. »

Dans un autre cadre, le Dr Kader Saïdi, chirurgien urologue, s’est associé à Hugues Viens, gérant de l’entreprise Interface, pour créer la plateforme numérique Mon Drive Santé, un carnet de santé numérique partagé. Des éléments d’IA sont en cours d’élaboration. « On pourra avoir des outils de préparation à la consultation pour les patients qui ont du mal à s’exprimer ou qui ne parlent pas bien la langue, décrit le médecin. Le patient pourra enregistrer ses besoins et l’IA structurera un texte pour le professionnel. » La technologie pourrait devenir « comme un accompagnant de santé qui vous dit quels rendez-vous prendre sur la base de votre dossier médical ».

CONNAÎTRE POUR MAÎTRISER

Tous les soignants interrogés utilisant l’IA se disent bluffés par cet outil. Ils évoquent un gain de temps considérable ‒ bienvenu dans un contexte de pénurie de soignants ‒ qui peut être mis à profit pour des tâches vertueuses, notamment auprès ou pour le patient. Mais l’IA est « un premier jet », « l’excellent élève de la classe » qu’il convient de contrôler. Comme dans tous les milieux, on craint de possibles erreurs, l’« abrutissement des professionnels » ou encore la « disparition de certaines spécialités ».

Ici, l’imagerie est principalement concernée. Les nouvelles machines, « même de premier prix », sont équipées de telles fonctionnalités. « En échographie, par exemple, elles peuvent faire des calculs sur le poids d’un bébé avec une précision sans nom, explique la sage-femme Lisa. On ne peut pas faire plus juste ». Une radiologue ne craint pas pour sa spécialité dans l’immédiat, surtout en Nouvelle-Calédonie où il y a de bons diagnosticiens mais admet qu’elle sera radicalement affectée. « L’idée est que l’on garde la main. »

Tous s’accordent à dire que « l’intelligence artificielle ne remplacera pas l’humain ». « Elle n’aura jamais la finesse de l’examen clinique, l’appréciation du contexte familial et social, ce qui tourne comme maladie, estime le Dr Pierre-Emmanuel Bourgeois, secrétaire général adjoint de l’Ordre des médecins. Il estime aussi que « l’IA ne doit pas remplacer l’art médical qui est l’accumulation d’expérience et de vécu auprès de patients qui ont toute leur singularité ». Cependant, à l’Ordre, le message est que « les médecins ne se fassent pas dépasser par ces outils et qu’ils s’en emparent, parce que les patients vont les utiliser », en gros il faut s’y intéresser pour les maitriser, s’en servir « avec notre œil critique, en mettant notre expérience à profit ».

Chloé Maingourd

Protéger la donnée

En médecine, la confidentialité des données est soumise à un cadre strict (RGPD, certification HDS, hébergement des données de santé). Les soignants disent privilégier les outils français, s’interdire de partager les données médicales des patients ou s’obligent à les anonymiser, à utiliser des logiciels en interne plutôt que le cloud, etc. Mais dans la pratique tout un cadre autour de l’IA est à bâtir et l’hébergement local certifié n’est pas suffisant.