Arrivé du ministère des Armées en 2023, le général Yann Latil décline ici la loi de programmation militaire nationale qu’il a contribué à élaborer, avec toujours un œil sur les évolutions régionales et mondiales. Son actualité, c’est aussi bien sûr l’exercice Croix du Sud, après une année marquée par les émeutes.
DNC : Pourquoi avoir choisi d’organiser Croix du Sud à Wallis-et-Futuna ?
Yann Latil : Wallis-et-Futuna est dans la zone de responsabilité permanente des Fanc. Je dois veiller à la protection de cet espace et rester prêt à intervenir en cas de catas- trophe naturelle. Or je me suis assez vite rendu compte qu’il y avait certaines fragili- tés. On a quelques dizaines de pompiers et militaires de la gendarmerie, pas de force permanente et pas de possibilité de recourir à l’aide d’un voisin très proche. L’adminis- trateur supérieur voulait aussi tester son dispositif de gestion de crise. Futuna avait été frappée par un important cyclone en 2013 (Ndlr : Evan). On sait que cette zone est susceptible d’être à nouveau touchée.
Est-ce aussi une démonstration de votre capacité de projection ?
C’est un territoire français du Pacifique auquel on doit montrer notre intérêt et notre attachement, mais c’est aussi une question d’opportunité. C’est grâce à nos capacités qu’on peut se permettre de monter un tel exercice. L’A400M, en cours de déploiement dans l’ensemble de l’armée de l’air, a vocation à être de plus en plus régulièrement dans le Pacifique. Il peut transporter un hélicoptère. À terme, un avion sera en permanence dans la zone, avec un hangar de maintenance à la Tontouta, ce qui permettra des interventions massives, contrairement aux Casa, devenus trop anciens. Nos homologues américains, australiens, sont intéressés de travailler sur l’interopérabilité entre leurs avions modernes et les nôtres.
Les émeutes ont-elles influencé ce choix ?
On travaillait déjà sur l’option de Wallis-et- Futuna. Les émeutes l’ont renforcée. Cela permettait de maintenir cet exercice quelle que soit la situation sécuritaire. Mais ce n’est pas cela qui a déclenché notre volonté d’aller à Wallis. La Nouvelle-Calédonie est d’ailleurs pour cet exercice une base arrière de préparation et d’entraînement des forces. C’est très réaliste : on peut imaginer une catastrophe naturelle qui nécessite le recours à des partenaires internationaux sur de multiples territoires avec une coordination à partir d’une même base. On utilisera aussi la base américaine de Pago Pago comme plateforme de délestage pour les avions, puisqu’elle ne se trouve pas très loin de Wallis-et-Futuna, de façon à mieux gérer le pont aérien.
C’est un challenge important pour les Fanc ?
C’est un investissement considérable qui a mobilisé beaucoup d’énergie dans les états-majors. Et c’est un défi logistique avec une projection à 2 000 kilomètres au-des- sus d’un océan, sur un tout petit territoire qui n’a pas des capacités d’accueil consi- dérables, mais c’est aussi ce qui rend cet exercice extrêmement réaliste. Il faudra, par exemple, faire des rotations d’avions, car on ne peut pas en avoir plusieurs en même temps.
La Nouvelle-Calédonie a-t-elle toujours sa place de « poste avancé » français dans l’Indo-Pacifique ?
L’emplacement géographique de la Nouvelle- Calédonie est stratégique dans l’Océanie. La géographie ne ment pas et c’est la même que pendant la Seconde Guerre mondiale. C’était la base arrière de reconquête des territoires insulaires du Pacifique. Guadalcanal aux Salomon, Rabaul en Papouasie-Nouvelle- Guinée. On est au centre. On peut imaginer que les choses se passeraient de manière assez similaire si le nord du Pacifique venait à se tendre de manière démesurée.
La stratégie indo-pacifique est-elle toujours la priorité pour la France ? Ou est-ce que l’on se recentre sur l’Europe ?
Cette stratégie est toujours au cœur de la politique étrangère française à moyen terme. Mais évidemment, dans le très court terme, la priorité va à la défense du continent européen face à une menace immédiate. En d’autres termes, l’Indo-Pacifique garde une importance capitale pour la France, mais l’urgence, c’est le continent européen.
Et comment cela se concrétise ?
Les moyens qu’on désengage d’Afrique ne sont pas forcément réinvestis dans le Paci- fique, mais plutôt en Europe. Mais s’il y a une bascule d’efforts, elle est davantage sur des effectifs qui ne sont plus permanents en Afrique et qui viennent renforcer notre dispositif européen, que sur un changement de posture dans la région. Dans le Pacifique, on est plutôt sur un renforcement décidé au cours de la loi de programmation militaire et il ne se démentira pas. J’en vois les effets jour après jour.
Dans la région, quel impact peut avoir le changement des relations avec les Américains ?
C’est un sujet fondamental. C’est un questionnement pour nous, pour nos alliés, de savoir quelle sera la posture des États-Unis demain. On a vu leur volonté de faire bouger les lignes en Europe. Les sujets douaniers ont eu un impact assez important sur nos cama- rades australiens, sur les états insulaires. Ils sont préoccupés par la suspension de l’ensemble des aides dépendant de l’USAID, qui touchent plutôt les états insulaires, ou encore le retrait de l’OMS. Mais d’un point de vue géopolitique, l’administration Trump s’est peu prononcée sur le Pacifique, donc on attend de voir.
La Chine teste de nouvelles barges de débarquement dans la région, utilise un coupe-câble, enchaîne les incursions à Taïwan… Est-ce que l’on est sur des démonstrations ou des choses plus inquiétantes ?
Dans la zone, concrètement, on a vu deux événements assez marquants : un test d’un missile balistique à vocation nucléaire qui a traversé l’ensemble du Pacifique, en octobre, et une visite successive de deux groupes de bâtiments, en novembre, puis il y a quelques semaines, qui ont traversé la zone économique calédonienne, l’un pour se rendre au Vanuatu, l’autre pour faire le tour de l’Australie. C’était à chaque fois trois bâtiments, deux bâtiments de guerre et un ravitailleur. C’est assez nouveau sur ce rythme. Le circuit qu’ils ont emprunté au sud de l’Australie était aussi assez nouveau. Pour autant, dans la zone économique de Nouvelle-Calédonie, il n’y a pas eu d’entorse au droit international. Et les relations qu’on a pu avoir à travers le D’Entrecasteaux qui est allé à leur rencontre et les vols des avions de surveillance maritime se sont faits de manière très professionnelle.
Je ne peux pas leur reprocher des manœuvres inamicales. Maintenant c’est quelque chose qu’on surveille parce que c’est de plus en plus fréquent.
Le président de la République souhaite augmenter le budget de la défense
à 100 milliards d’euros d’ici cinq ans contre 50 milliards aujourd’hui (2 % du PIB). Cette augmentation pourrait-elle intéresser la Nouvelle-Calédonie ?
À ce stade, on est déjà à plus de 50 milliards d’euros en 2025, c’est-à-dire au-dessus des 2 % du PIB, avec un accroissement du budget de la défense, des marges chaque année supérieures de plus de trois milliards, c’est-à-dire que l’année prochaine on sera quasiment à 54 milliards. C’est ce qui est prévu par la loi de programmation militaire. Maintenant, l’accélération, principalement du fait de la posture américaine et de la menace russe, n’est pas encore validée. On n’a pas décliné cet éventuel budget à 100 milliards, mais il y aurait de toute façon des conséquences sur les territoires du Pacifique et de l’Indo-Pacifique à travers, probablement, un renforcement de nos capacités maritimes.
Quels sont les grands investissements déjà décidés ?
On est sur une modernisation complète des Forces armées en Nouvelle-Calédonie. D’abord, de la flotte des avions de surveillance. Les Guardian, qui ont bientôt 50 ans, vont être renouvelés par des Falcon plus modernes en deux phases. Les hélicoptères Puma seront remplacés par des Caracal dernière génération, qui sortiront d’usine. On va aussi remplacer nos véhicules avant blindés (VAB), qui ont plus de 40 ans, par des Serval, des appareils totalement numérisés avec une digitalisation qui permet de s’affranchir des cartes (numérisation de l’espace de bataille). Dans la marine, on a eu l’arrivée du patrouilleur Auguste Bénébig.
On attend en 2026, le Jean Tranap, aux capacités équivalentes, extrêmement utiles pour la protection des eaux calédoniennes, ou de nos partenaires du Pacifique sur des missions de police des pêches, de lutte contre les trafics avec une capacité d’embarquer un drone à bord. On va ensuite avoir un renouvellement de nos infrastructures. De gros chantiers vont démarrer dont un dès le mois de mai, à Nouméa, aux Artifices où on aura un ensemble multiservices, pour nos personnels, avec un investissement entre 10 et 15 millions d’euros (entre 1 et 1,8 milliards de XPF). On construit des bâtiments supplémentaires à Nouméa pour loger nos familles. On a également des chantiers sur la base aérienne pour l’accueil des nouveaux avions.
Et puis à terme, on aura un élargissement des plateformes aéronautiques à Tontouta, une prolongation des quais sur la base navale et une modernisation des infrastructures de Plum et Nandaï pour l’accueil des nouveaux blindés. Entre 2024 et 2030, environ 150 millions d’euros (17,9 milliards de XFP) seront investis en infrastructures. C’est significatif. On multiplie par trois les investissements précédents. Mais c’était nécessaire.
C’est un questionnement pour nous, pour nos alliés, de savoir quelle sera la posture des États- Unis demain
Vous parliez des logements. On sait que l’arrivée de nouveaux personnels
(200 sur les sept prochaines années) était conditionnée à cette question…
Au total, d’ici 2030, c’est 260 personnels qui seront là en plus, dont une partie de permanence avec leurs familles et qu’il faut loger dans nos bâtiments ou le parc civil.
Il y avait aussi une volonté au niveau national de doubler le nombre de réservistes… Où en est-on ici ?
On va passer de 200 réservistes à presque 400 en 2030. On accentue les recrutements. Ça se fait au rythme de l’arrivée des budgets. On a signé des partenariats avec quelques entreprises et collectivités de manière à faciliter l’emploi des réservistes. L’idée, c’est d’amener des compétences à ces réservistes lorsqu’ils sont en période de formation militaire, en particulier en termes managérial, physique et de renforcement de personnel. Et puis que les entreprises se montrent souples lorsqu’on a besoin d’eux, qu’elles les libèrent avec un préavis un peu plus court.
Travaillez-vous toujours sur l’Académie militaire du Pacifique ?
Elle vit, cette académie, et monte en puissance même si on n’a pas d’infrastructures dédiées à ce stade. Malgré la crise en 2024, 240 stagiaires ont pu être formés en Nouvelle-Calédonie ou chez nos partenaires. On avait, le mois dernier, une formation au combat en zone urbaine pour les soldats fidjiens qui seront engagés dans les forces de maintien de la paix de l’ONU. On a eu des stages de leadership pour des militaires et des policiers de la région, de Samoa, Nauru, des Australiens, des Américains. On a aussi formé avec la Sécurité civile des pompiers, notamment de Cook, à l’intervention sur des feux sur des bateaux à quai. On vise un doublement du nombre de stagiaires en 2025. On envisage un séminaire pour les services de santé des forces armées et de police de la région en juin.
L’action de l’armée a-t-elle changé depuis les émeutes de mai 2024 ?
Pendant les quelques mois de crise, on a levé le pied sur nos activités de relations internationales et nos exercices multinationaux. On s’est recentrés sur la protection de sites sensibles. On s’est investis dans le soutien des populations touchées par le blocage des routes. On est intervenus dans la logistique des ponts aériens. Ça a été notre priorité. Mais dès le mois de septembre, on a repris nos activités de coopération. Et aujourd’hui, on est revenus sur un régime régulier avec cet exercice Croix du Sud. On a essayé de dépasser la crise le plus vite possible. Et les forces armées ont gardé une liberté d’action assez considérable. S’il avait fallu faire l’exercice Croix du Sud en Nouvelle-Calédonie, je suis persuadé que j’aurais pu le faire. On déploie en ce moment, et depuis janvier, chaque semaine, une section, donc un lieutenant, 30 militaires du rang, en tribu et ça se passe toujours très bien.
Quelle image avez-vous ?
On recrute beaucoup, 400 jeunes par an, uniquement pour l’armée d’active, des jeunes qui s’engagent plusieurs années pour servir d’abord en Métropole, puis qui peuvent revenir. On a aussi 600 jeunes au SMA donc au total 1 000 jeunes, soit un calédonien sur quatre par génération. Et ça ne baisse pas. Malgré la suspension de nos recrutements sur plusieurs mois pendant la crise, on a fait les chiffres prévus en 2024 et on n’a pas de difficulté à faire ceux de 2025.
Propos recueillis par Chloé Maingourd