Grand témoin de l’histoire calédonienne, Jean-François Merle était conseiller de Michel Rocard lors de la négociation des accords de Matignon en 1988. Expert en matière institutionnelle, il livre son analyse après la signature du projet d’accord de Bougival.
DNC : Comment situez-vous le projet d’accord de Bougival dans l’histoire nationale ?
Jean-François Merle : L’accord le dit lui-même : il constitue une étape dans un parcours d’émancipation et de décolonisation. Il n’écrit pas la fin de l’histoire. Il détermine les conditions dans lesquelles d’autres étapes pourront être franchies. Mais c’est une étape importante puisque, pour la première fois depuis 1998, un accord est intervenu entre Calédoniens et avec l’État pour faire évoluer la relation de la Nouvelle-Calédonie avec la France.
Le projet d’accord est-il équilibré, selon vous ?
L’équilibre d’un accord dépend de plusieurs facteurs. Le rapport des forces entre les acteurs d’une part, l’environnement politique d’autre part. L’environnement politique est marqué par la situation économique et sociale très difficile de la Nouvelle-Calédonie, les destructions, les pertes économiques, le chômage massif, la précarité des familles, l’arrêt de deux usines de nickel, le système de santé en grande souffrance…
Mais il est aussi caractérisé par l’instabilité au niveau national, l’absence de majorité à l’Assemblée nationale, le risque de censure du gouvernement. Il ne faut pas non plus perdre de vue que pour modifier le titre XIII de la Constitution, il faut une majorité des 3/5es au Congrès de Versailles et qu’avec l’émiettement des forces politiques, c’est très difficile à obtenir. J’imagine que les signataires ont dû considérer que, compte tenu du rapport des forces et de toutes ces incertitudes, cet accord représentait le meilleur ou le moins mauvais compromis possible pour avancer et qu’avancer était, en tout cas, préférable au pourrissement qu’aurait entraîné l’absence d’accord.
À vos yeux, quelles sont les avancées et les concessions de part et d’autre ?
L’accord de Nouméa, qui avait été déclaré caduc, est consolidé dans toutes ses dispositions que l’accord ne vient pas modifier. L’État de Nouvelle-Calédonie, souverain en matière de relations internationales, ce n’est quand même pas rien ! Cela peut, notamment, permettre de nouer des relations économiques et commerciales avec les pays du Pacifique pour moins dépendre des échanges avec la France et l’Europe.
Certains qui disaient hier : « L’indépendance, jamais ! » ont accepté un accord qui permet, avec une majorité qualifiée et le vote des Calédoniens, le transfert de l’ensemble des compétences régaliennes, donc la pleine souveraineté. On est dans un changement de paradigme : hier, la réponse à la question de la pleine souveraineté, c’était : « oui » ou « non » ; aujourd’hui, c’est : « quand et comment ? ». Et apporter une réponse à la majorité qualifiée à « quand et comment ? », c’est le retour au « pari sur l’intelligence » dont parlait Jean-Marie Tjibaou. Certains pensent que ces conditions sont trop drastiques et ne pourront jamais être réunies. Il faut se méfier des prétendus verrous : le découpage des circonscriptions législatives par Charles Pasqua était un verrou destiné à empêcher l’élection d’un député indépendantiste…
Du côté indépendantiste, ce n’est pas : « la pleine souveraineté dès l’année prochaine », ils ont accepté une période de transition et que celle-ci se fasse avec les garanties de la France. Ils ont aussi accepté, dans le cadre de cet accord global, une ouverture du corps électoral qui s’exprimera dans la nationalité calédonienne. Mais dans cette nationalité, ce qui me semble essentiel, plus que la durée de résidence qui n’est plus un élément automatique d’acquisition du droit de vote, ce sont les critères d’intégration dans la société calédonienne, car ils repré- sentent l’expression du « nous » calédonien, du destin commun.
Hier, la réponse à la question de la pleine souveraineté, c’était : « oui » ou « non » ; aujourd’hui, c’est : « quand et comment ? »
Roch Wamytan, de l’UC-FLNKS, a évoqué des négociations « horriblement difficiles ». Quelles différences, selon vous, avec celles de Matignon et Nouméa ?
Dans les deux cas, ni le camp indépendantiste, ni le camp non indépendantiste n’étaient fracturés comme ils le sont aujourd’hui. Ils avaient des leaders, contestés parfois, mais reconnus et respectés. Et du côté de l’État, il y avait un pouvoir stable et assuré. Et puis il ne faut pas oublier qu’en 1998, les deux parties voulaient un accord.
Vous évoquez les territoires sous mandat. Qu’implique ce statut ?
Les territoires sous mandat étaient une création de la Société des nations, après la Première Guerre mondiale, pour confier à des puissances européennes l’administra- tion de certains territoires non autonomes, notamment au Moyen-Orient. Ça n’a évidem- ment rien à voir avec la situation calédo- nienne. Je n’ai mentionné cette référence historique que par agacement devant la propension si française de vouloir cataloguer cet accord inédit et innovant. État fédéré ? État associé ? Certains ont même parlé de protectorat ! Quelle importance ça a, alors même que ces catégories ne font pas l’objet de définitions incontestables ? On cherche les différences avec le catalogue au lieu de réfléchir au contenu spécifique de l’accord. C’est vain et inutile.
Est-ce une victoire pour l’État ou un renoncement d’une partie de son territoire comme certains le disent ?
Ni l’un ni l’autre. C’est d’abord une victoire pour la Nouvelle-Calédonie et pour la paix. Souvenons-nous de ce que disait Michel Rocard, bien des années après les accords de Matignon, en énonçant les principes qui l’avaient inspiré : « La paix n’est pas le contraire de la guerre, mais de la victoire. La paix, c’est la négociation, c’est le courage de céder sur certains points au nom d’un objectif plus essentiel, le courage de transformer l’ennemi en interlocuteur. La paix n’est pas toujours amie de la justice, ni de la souveraineté nationale. La paix ne va pas de soi : elle se bâtit, elle se négocie pied à pied, elle se consolide dans la discussion sur d’infimes détails. Elle n’est pas un état, mais une construction. »
Les Français et les appareils politiques nationaux prennent-ils la juste mesure de ce projet d’accord ?
Je crois que, pour l’instant, ils l’observent avec prudence et retenue, satisfaits que cet accord existe et dans l’attente de l’accueil que lui feront les Calédoniens.
Le projet de Bougival ouvre-t-il une voie institutionnelle pour les autres outre-mer ?
De même qu’il est vain de chercher à cataloguer l’accord de Bougival, il faut s’abstenir de le projeter sur des situations complètement différentes.
Selon vous, à travers le cas calédonien, la France souhaite-t-elle « réussir »
un processus de décolonisation ?
Je sais que Michel Rocard et Lionel Jospin avaient cette volonté en commun parce qu’ils étaient l’un et l’autre d’une génération qui s’était éveillée à la politique dans les combats contre la guerre d’Algérie et construite dans le refus des dominations coloniales. Je crois que Manuel Valls, qui a travaillé auprès de l’un et de l’autre, partage la même ambition. Est-ce que tout l’exécutif est à l’unisson ? Si ça avait été le cas, les décisions prises entre 2021 et 2024 auraient été différentes…
Voyez-vous des ambiguïtés ou des manques dans le texte ? Les avis divergent…
Ce texte suscite beaucoup d’interrogations. C’est normal s’agissant d’une construction juridique inédite. On scrute ce qui n’y est pas au moins autant que ce qui y figure. C’est normal aussi parce qu’il est loin d’être totalement finalisé : le contenu de la révision du titre XIII de la Constitution, les principes qui encadreront la loi organique spéciale et la Loi fondamentale de l’État de Nouvelle-Calédonie seront autant d’enjeux de négociation tout aussi âpres et importants que l’accord de Bougival lui-même. Nous avons connu une indétermination similaire en 1988 : après l’accord-cadre politique signé à Matignon le 26 juin, il y a eu aussi beaucoup de critiques, de questions et d’interrogations. À l’époque, le FULK (Front uni de libération kanak, NDLR) s’était opposé à l’accord et le Palika était très réservé.
Quatre jours de négociation intense ont été nécessaires au ministère des Outre- mer, rue Oudinot, du 17 au 20 août, pour préciser les choses, pour élaborer et valider l’avant-projet de loi référendaire qui, après les consultations juridiques requises, a été soumis au vote du peuple français lors du référendum du 6 novembre. Ce n’est qu’au terme de ce processus que les accords de Matignon-Oudinot ont réellement commencé à s’appliquer.
Je crois qu’aujourd’hui il serait judicieux de prévoir un nouveau « round » de discussions pour lever les inquiétudes et les peurs en travaillant sur le contenu précis du projet de loi constitutionnelle et du projet de loi organique spéciale, ainsi que sur quelques grandes orientations de la Loi fondamentale. Il faudrait, en quelque sorte, un accord Oudinot venant éclairer et préciser celui de Bougival.
Ni le camp indépendantiste, ni le camp non indépendantiste n’étaient fracturés comme ils le sont aujourd’hui.
Êtes-vous surpris des positionnements et des déclarations des responsables politiques calédoniens depuis leur retour à Nouméa ?
Je suis moins surpris par ce que je lis que par certains silences.
Une place suffisante a-t-elle été donnée à la jeunesse, la société, l’économie?
C’est une question complexe. Les politiques publiques en faveur de la jeunesse, les questions économiques, les rapports entre l’organisation politique et la société civile, tout cela relève de la Nouvelle-Calédonie. Sauf à nier la démarche d’émancipation et de responsabilité du pays, l’État central ne peut pas les définir à la place de l’État de Nouvelle-Calédonie. Mais en même temps, comme il va injecter beaucoup d’argent dans la reconstruction, dans le désendettement, dans la filière nickel, il est légitime qu’il veille à ce que ces politiques publiques, ainsi que les mesures économiques et sociales, aillent dans le sens d’une réduction des inégalités, de l’inclusion de la jeunesse, d’une moindre dépendance économique à l’égard de la France. Bref, que la reconstruction ne consiste pas à remettre en place certaines des conditions qui ont produit l’explosion sociale de la jeunesse kanak en mai 2024.
Ça se fera de façon contractuelle, donc forcément aussi avec du temps. Raison de plus pour commencer vite. Et que le gouvernement de Nouvelle- Calédonie engage sans trop tarder, avec l’appui de l’État, les discussions pour définir ce pacte de refondation avec la société civile, les partenaires sociaux, les autorités coutumières peut aussi être une façon de gagner le « pari de la confiance » qu’appelle de ses vœux l’accord de Bougival.
Propos recueillis par Yann Mainguet et Chloé Maingourd
Jean-François Merle, conseiller d’État honoraire, a travaillé auprès de Michel Rocard dès les années 1970 : il a été successivement son assistant parlementaire, son chef de cabinet en 1981 puis, à Matignon, conseiller technique chargé de l’Outre- mer. À ce titre, il a notamment suivi la négociation et la mise en œuvre des accords de Matignon sur la Nouvelle- Calédonie. Il est d’ailleurs président de l’association MichelRocard.org. Il a par la suite été directeur de l’Inspection générale de l’agriculture, président Conseil supérieur de la prud’homie, du Conseil national de l’inspection du travail. Il est également maire honoraire de Châtenay- Malabry (92).
Source : Fondation Jean-Jaurès, France Archives.

