Le docteur en droit public et historien, Jean-Baptiste Manga, livre sa lecture de la réalité originale des listes électorales sur le territoire.
DNC : Trois corps électoraux, est-ce si exceptionnel en France ?
Jean-Baptiste Manga : La Nouvelle-Calédonie se singularise par la diversité de ses corps électoraux et donc de ses listes électorales : une générale, une provinciale et une référendaire. Cette situation, apparemment exceptionnelle en France, ne l’est guère en réalité car les ressortissants d’autres États de l’Union européenne, résidant en France, peuvent y exercer leur droit de vote et d’éligibilité aux élections des représentants au Parlement européen et aux élections municipales.
En France, il existe donc deux listes électorales complémentaires pour ces ressortis- sants : une liste électorale complémentaire pour participer aux élections des représen- tants au Parlement européen et une liste électorale complémentaire pour participer aux élections municipales.
Le corps électoral restreint est-il une particularité calédonienne ?
Presque partout dans le monde, le droit de vote a été et reste limité par toutes sortes de restrictions, y compris dans les démocraties modernes où il se présente comme un droit civique fondamental et comme l’un des fondements de l’État de droit. Différents critères ont été utilisés ou le sont encore pour restreindre le corps électoral.
Certains sont fondés sur la fortune ou l’im- position, la propriété, l’instruction, d’autres sur la religion, la couleur de peau, le sexe, l’âge, l’état de santé [handicapés mentaux], la fonction, les condamnations judiciaires, d’autres encore sur la nationalité ou sur la citoyenneté. Il arrive qu’ils dépendent d’un contexte colonial ou de décolonisation comme c’est le cas en Nouvelle-Calédonie. Elle y est fondée sur l’acquisition d’une citoyenneté dite “calédonienne”, en référence à l’accord de Nouméa, et ne concerne que les personnes ayant 10 ans de résidence depuis 1998.
Il faut préciser que le corps électoral restreint constitue une différenciation compatible avec les droits de l’homme parce qu’elle repose sur des critères objectifs (années de présence pour évaluer l’intensité des liens avec le pays) et raisonnables (10 et 20 ans n’ont pas un caractère disproportionné au regard du but visé) pour une fin légitime. C’est pourquoi ce corps électoral gelé a été approuvé par les plus hautes instances internationales. En 2005, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que face à un processus d’autodétermination, ces restrictions étaient également acceptables.
Comment interprétez-vous l’avis du Conseil d’État de décembre 2023 sur la durée possible du corps électoral provincial dit gelé ?
Le Conseil d’État, dans son avis du 7 décembre 2023, préconise une révision constitutionnelle pour ouvrir le corps électoral et en cas de report indéfini de celle-ci, de le faire par la voie d’une loi organique.
Il fonde son avis sur les principes d’universalité et d’égalité du suffrage dans le but d’en corriger le caractère excessif résultant de l’écoulement du temps. Il considère que le corps électoral de l’article 188 de la loi organique avait été défini pour 20 ans, que le législateur n’avait pas voulu donner aux dispositions électorales une durée indéfinie risquant de faire aboutir à la disposition du corps électoral en lui-même, et qu’il est nécessaire de le modifier pour en permettre la survie dans la durée.
Cet avis est discutable juridiquement non seulement du point de vue de la durée possible du gel du corps électoral provincial, mais aussi à d’autres égards. La possibilité envisagée de procéder au dégel du corps électoral par loi organique, si une révision constitutionnelle n’était pas possible, paraît pour le moins curieuse. La définition du corps électoral ayant été introduite en 2007 avec précision dans la Constitution, celle-ci ne pourrait être changée que par une révision constitutionnelle.
Quel est le risque de contentieux si le corps électoral gelé est maintenu aux prochaines élections provinciales ?
Les élections provinciales au corps gelé ne seraient pas un risque juridique sérieux conduisant à une annulation quasi certaine en cas d’accession à la pleine souveraineté. Si la Nouvelle-Calédonie restait française, la pérennisation des dérogations consenties au principe d’égalité du suffrage par la reconnaissance d’une citoyenneté calédonienne propre pourrait toujours être envisagée juridiquement dans le cadre d’un projet global. Si une telle règle demeurait constitutionnelle et inchangée, aucun juge ne pourrait annuler les élections provinciales qui se feraient au corps électoral gelé citoyen. L’obstacle du droit européen qui serait difficile à franchir, avec l’arrêt Py contre France, est surestimé car la Cour de cassation a déjà souligné que la Cour européenne des droits de l’homme ne remettait pas en cause le corps électoral gelé.
En cas d’échec des négociations politiques en mars, est-il envisageable d’avancer les élections provinciales et quelles seraient les étapes préalables à respecter ?
Il faudrait déjà voir si cet échec est provisoire ou définitif, et si le calendrier déjà établi s’annule provisoirement ou définitivement. Mais juridiquement, l’hypothèse d’un échec est toujours envisageable. Il faudrait dans ce cas que le Parlement national reprenne la main et remette sur pied un calendrier qui tienne compte de la poursuite du processus de l’accord de Nouméa.
Propos recueillis par Yann Mainguet