[DOSSIER] Jacinthe Kaichou : « L’artisanat est une bonne façon de s’émanciper »

Jacinthe Kaichou, vice-présidente de l’association des entrepreneurs kanak, estime que les savoir-faire traditionnels peuvent aider les femmes à améliorer leurs conditions de vie, à condition d’un minimum de structuration. Mais hors de question de leur imposer un mode de vie.

DNC : Vous mènerez une discussion sur les modèles d’entreprise « qui répondent aux valeurs océaniennes », jeudi à 13 h 30, au Forum. Quel est le modèle que vous privilégiez ?

Jacinthe Kaichou : Je m’appuie sur le vécu de deux sociétés dont j’assure la gestion et qui fonctionnent sur le principe de l’actionnariat populaire. L’idée, c’est de permettre à tout le monde de bénéficier des retombées économiques. Celui qui peut mettre 20 000 francs, comme celui qui peut mettre un million.

C’est un modèle plus collectif que le modèle traditionnel de l’entreprise avec un seul patron, et ça répond aux attentes de la population. On ne développe pas uniquement pour soi. Mais ce n’est pas évident à mettre en place. On a connu beaucoup d’échecs.

On a connu des échecs. »

Comment les expliquez-vous ?

Des gens ont beaucoup donné, surtout dans des communes minières comme Thio et Canala, où les flux financiers sont importants depuis plus de 150 ans. Mais il y a eu beaucoup d’opacité dans la gestion, ce qui fait que l’entreprenariat a fini par être très mal perçu.

Et puis on se rend souvent compte qu’on n’a pas la culture d’entreprise. Les gens ont du mal à venir te voir pour ouvrir la caisse, ouvrir les comptes, comprendre comment cela fonctionne. Ils ont besoin que l’entreprise soit océanisée, là aussi. Il n’y a pas besoin de faire une assemblée générale à tout bout de champ, mais il faut garder un rythme de réunions soutenu, pour responsabiliser chacun. Il faut faire circuler l’information.

L’artisanat peut-il émanciper les femmes ?

Je ne dirais pas que c’est la meilleure, mais pour les femmes qui vivent en tribu, oui, c’est une bonne façon de s’émanciper. L’artisanat, c’est la première chose que l’on est capable de faire. C’est un savoir-faire familial, parfois ancestral : maraîchage, tressage, cuisine, couture… Sur Canala et Thio, il y a beaucoup de passage, on peut vivre de l’artisanat.

Mais c’est aussi une autre façon de penser : certaines femmes n’aiment pas faire payer un savoir-faire traditionnel. Et puis faire un marché du lundi au vendredi, bien achalandé, ce n’est pas encore assez développé.

L’artisanat, c’est aussi une autre façon de penser : certaines femmes n’aiment pas faire payer un savoir-faire traditionnel. »

C’est un train-train qu’on a, c’est notre mode de vie. Avec les plus anciennes, c’est compliqué. Mais il faut aussi rester cohérent ! Nous, on veut sortir du moule… et on voudrait faire rentrer les mémés dans un autre moule… On ne peut pas leur imposer un mode de vie.

On essaie plutôt d’approcher les jeunes filles, les jeunes mamans qui vivent avec leur copain à la tribu. L’artisanat leur permet de sortir. La dernière fois, les filles de Canala sont allées faire un marché à Dumbéa. Elles ont rencontré du monde, elles ont fait des pièces, et puis ça fait trois jours de sortie.

Pour les femmes qui n’ont pas le soutien de leur mari, se lancer dans l’artisanat peut être difficile. Rencontrez-vous souvent ce genre de situation ?

Il y en a bien moins qu’avant, mais il y en a encore. Pour certains, aller faire de l’argent en bord de route n’est pas vu positivement. Mais les choses ont quand même bien évolué. La cherté de la vie contribue à cela. Avant, on était moins concerné par l’inflation quand on vivait en tribu. Mais aujourd’hui, il y a un confort, tout le monde vit au rythme du prix des produits de première nécessité, de l’essence… Donc le besoin d’avoir des revenus est plus fort.

Que faudrait-il faire pour développer fortement l’artisanat ?

Pour moi, il n’y a pas de limite. On peut déjà faire beaucoup de choses en tribu. Il n’y a pas besoin de louer un local ou d’acheter beaucoup de matériel et de matières premières… Les blocages se situent surtout dans l’appréhension de la perception du business, dans l’aspect social. Ça a encore beaucoup d’emprise chez nous. Il y a des choses à respecter. Il faut être bien aligné avec les gens avec qui tu vis, ta famille, ton clan. Il ne faut pas forcer les choses, se heurter.

Recueillis par Gilles Caprais

Photo : Comme son père, Jacinthe Kaichou travaille dans la sous-traitance minière, entre autres activités. / G.C.

Trois entreprises

Jacinthe Kaichou a hérité de la culture de l’entreprise par son père, « l’un des premiers rouleurs de Thio », mais aussi par sa mère, qui a tenu plusieurs commerces. À Canala, elle a créé G&SK (Gestion et suivi pour Kanaky, deux salariés), qui aide les entreprises dans leurs démarches administratives, dans la gestion des ressources humaines, etc.

À Thio, elle dirige la société Uni-Conquec (ramassage scolaire et transport de minerai), fondée par son père il y a quarante ans, et est impliquée dans la gestion de la Somikat (Société minière des Kanak de Thio), qui regroupe 567 petits porteurs. Elle est déterminée à « montrer que c’est possible d’avoir des sociétés, tenues par des Kanak, qui durent dans le temps »