[DOSSIER] Grégoire Thibouville : « Aujourd’hui, tout le monde fait d’une certaine manière de l’influence »

Les recherches en psychologie sur le domaine de l’influence en sont, pour le moment, « aux prémices », explique Grégoire Thibouville. (©N.H)

Le psychologue Grégoire Thibouville explore les dessous psychologiques de l’influence et met en garde sur les potentiels dangers de la surexposition.

DNC : Comment expliquer cet attrait des jeunes – et pas que – pour les influenceurs ?

Grégoire Thibouville : Les influenceurs offrent une forme de représentation de ce qu’on appelle dans notre jargon l’Homo numericus. Ça a explosé, je dirais, ces 15 dernières années. C’est un peu le reflet de notre société, qui est centrée autour de l’image.

Le phénomène de l’influenceur, c’est quand même l’expression d’un symptôme, celui du manque de liens humains. C’est la particularité de tous ceux qui vont se réfugier sur les réseaux sociaux pour sortir de leur solitude et de l’isolement. Pourquoi ça touche plus les jeunes ? Parce qu’ils sont plus malléables, qu’ils reçoivent mieux l’évolution technologique et parce qu’à l’adolescence, on est en pleine construction identitaire. La représentation que l’on a de l’influenceur, c’est quelqu’un qui a réussi, quelqu’un qui brille et qui existe dans la société. Et quand on est jeune, on a besoin d’exister dans le monde. On est dans une société qui va très vite et qui est qualifiée d’hyper individualiste.

Le phénomène de l’influence n’a-t-il pas toujours été présent mais sous des formes différentes ?

Tout à fait. Avant, nous étions influencés par des acteurs et des chanteurs, on devenait fans d’eux. Aujourd’hui, ça s’est déplacé avec de nouveaux profils qui se médiatisent.

Existe-t-il un profil type de personnes qui vont davantage être amenées à exercer de l’influence ?

Ça m’arrive de me poser cette question aussi, car j’ai moi-même des patients qui ont sept- huit ans et qui sont déjà sur YouTube [rires]. Je dirais que ça dépend des environnements dans lesquels on vit. Cependant, aujourd’hui, on est un peu dans une crise sociétale. On a quitté une société où on mettait en avant l’effort et le travail pour valoriser le buzz, l’immédiateté et un semblant de réussite. Et on constate que pour certains influenceurs et influenceuses, leur santé mentale est touchée. Pour certains, il y a de grandes fragilités au démarrage, mais pour d’autres, ils ont été fragilisés par l’exposition ou la surexposition.

On perd notre capacité à réfléchir, à penser par soi-même, à avoir un esprit critique. (…) Si l’influenceur l’a dit, c’est que c’est vrai.

À cause des potentielles critiques ?

Oui, et aussi à cause de l’épuisement que ça génère. L’influenceur doit influencer, et donc toujours être au top de sa forme. Puis, parce qu’il y a un culte du corps, de l’image, où on doit toujours être parfait. En psycho- logie, on dirait que l’influenceur développe une sorte de « faux self ». Aujourd’hui, on valorise le masque social. Et quand on est en quête d’identité et qu’on n’est pas forcément bien dans sa peau ou pas vraiment apprécié au collège ou au lycée, on peut devenir quelqu’un grâce à ce média-là.

S’exposer, c’est attendre quelque chose en retour. Bien sûr, ce sont des processus inconscients. En plus, tout le monde fait d’une certaine manière de l’influence aujourd’hui. En tout cas, une grande partie des gens s’expose. Ne serait-ce qu’en postant une photo de son déjeuner le midi, par exemple. Mais l’influenceur, lui, expose une intimité qui est théâtralisée. On a l’impression qu’ils sont toujours parfaits. À cause de tout cela, chez les influenceurs, on commence à détecter des troubles, comme le burn-out digital, mais aussi tout ce qui est dysmorphophobie et pathologies de l’effondrement. C’est-à-dire qu’à un moment donné, on a tellement été un faux soi, que lorsqu’on veut redevenir soi-même, on s’effondre.

Et pour les consommateurs, cela peut-il comporter des dangers ?

Le danger principal, pour moi, c’est le discours des adultes [rires] ! Je pense qu’en tant que parents, on s’y intéresse peu. On laisse nos enfants se faire éduquer par ce genre de personnalité, de façon inconsciente. Certains, même, ne sont même pas au courant.

De manière générale, on les laisse sur les écrans avec la possibilité de suivre plusieurs influenceurs. Mais on ne peut pas donner notre éducation à d’autres, surtout quand ce sont des personnes virtuelles. Ça peut être un danger dans la mesure où les enfants et adolescents vont s’identifier à des personnes, et quelquefois, ça peut dégénérer. Par exemple, dans le milieu médical, il y a eu un gros souci avec les influenceurs durant la période du Covid. Nous avons eu des gens qui se sont positionnés sur des questions de santé publique et qui ont influencé une partie de la population.
Les recherches menées ces dernières années montrent que cela devient très problématique, car on perd notre capacité à réfléchir, à penser par soi-même, à avoir un esprit critique… Quand on écoute les pédopsychologues, ça fait peur, car on se fait déposséder d’une capacité de transmission essentielle. Et en plus, on est contredit. Si l’influenceur l’a dit, c’est que c’est vrai. Il a plus de poids que les experts. Donc le danger c’est de construire des sujets ‒ notamment les jeunes ‒ qui ne sont plus des sujets à penser, mais des sujets à suivre.

Il y a quand même des aspects positifs…

On pourrait imaginer que cela développe leur créativité, oui bien sûr. Mais la vie, ce n’est pas ça. On a besoin des autres, de relations humaines pour grandir.

Propos recueillis par Nikita Hoffmann