[DOSSIER] « C’est l’homme qui va vers le requin, ce n’est pas le requin qui change de comportement »

Éric Clua est à l’origine de plusieurs photographies et documentaires marins réalisés en Nouvelle-Calédonie. (© Eric Clua)

Vétérinaire et etho-écologue, spécialiste des squales, Éric Clua a vécu quelques années en Nouvelle-Calédonie, où il a étudié le rôle des requins au sein des écosystèmes tropicaux. À contre-courant de certains de ses collègues scientifiques, il réfute l’idée d’un changement de comportement pouvant être à l’origine des attaques sur le territoire ces dernières années.

DNC : Trois attaques – dont une mortelle – ont eu lieu sur le territoire dernièrement. Sont-elles à corréler avec la saison de mise bas des requins-bouledogues ?

Éric Clua : Non, je pense que ça n’a rien à voir avec ça. D’abord, je dirais qu’il y a trois cas différents à considérer sur la thématique des morsures de requin en Nouvelle-Calédonie. Il faut d’abord séparer ce que j’appelle les morsures de « prédation » ‒ un requin va s’en prendre à l’homme de manière extrêmement rare, mais avec de fortes probabilités que cela conduise au décès ‒ des morsures de « compétition » qui, elles, arrivent notamment lors des chasses sous-marines, où le requin va se sentir en compétition avec le plongeur dans la chasse aux poissons. Là, la plupart du temps, ça finit plutôt bien, en morsures superficielles. Sauf parfois, si le requin mord au cou ou touche une artère comme la fémorale.

En Nouvelle-Calédonie, je fais aussi la distinction entre le Grand Nouméa et le reste de la Grande Terre. Dans le Grand Nouméa, on va davantage avoir des morsures de prédation sur des nageurs ou des kitesurfeurs. Pourquoi ? Parce que dans cette zone, il y a une situation particulière qui a été créée par l’homme : c’est le nourrissage artificiel des requins, puis son arrêt. De ce fait, on a un risque plus élevé de morsure. Pour mieux comprendre, admettons que vous aviez une population de 100 requins-bouledogues à Nouméa en 2000. Sur les 100, vous en avez un qui est particulier et qui pourrait s’en prendre à l’homme.

En les nourrissant artificiellement durant 10 ans, vous allez permettre à cette population de doubler et de passer à 200 en 2010. Résultat, vous n’allez plus avoir seulement un requin potentiellement dangereux, mais ‒ mathématiquement ‒ deux. Puis, en 2020, vous avez la très mauvaise idée ‒ comme cela a été le cas en Nouvelle-Calédonie ‒, de prendre la décision d’arrêter de nourrir les requins afin « d’éviter qu’ils mordent les humains ». Mais ça ne marche pas comme ça, je dirais même que c’est le contraire.

Pour moi, la nourriture artificielle sert d’exutoire, c’est- à-dire qu’un requin, c’est pragmatique. Il ne se trompe pas entre une tête de thon et un nageur. Donc tant que vous lui donnez du thon, il reste tranquille. Sauf que quand vous arrêtez de les nourrir, ils ne vont plus rien avoir à manger, donc il va bien falloir qu’ils soient plus actifs et qu’ils aillent voir ailleurs. D’où ce phénomène où « on voit plus de requins qu’avant ». Malheureusement, le processus inclut les deux requins problématiques qui, à ce moment-là, vont être amenés à potentiellement tester une proie qu’ils ne connaissaient pas jusque-là : l’humain.

Mais comment expliquer qu’il y ait eu trois attaques successives en janvier, alors qu’il y en a eu peu les mois précédents ?

Pour moi, on est dans des biais de perception. C’est-à-dire qu’il va y avoir des coïncidences sur lesquelles les gens vont focaliser et avoir une impression fausse de la réalité. Selon moi, il n’y a pas de changement de comportement de requin propre à cette période de l’année. C’est plutôt dû à une fréquentation accrue de la mer par l’humain. Peut-être parce que c’est les vacances, qu’il y a un mariage, que c’est les fêtes de fin d’année et que les gens ont besoin de pêcher des langoustes, etc. Du coup, le nombre de personnes dans l’eau augmente, ce qui accroit également la probabilité d’interaction avec les requins. À mon avis, c’est davantage cela qui explique ces dernières morsures.

La Nouvelle-Calédonie est un territoire extrêmement riche en requins, parce qu’ils n’ont pas été autant surpêchés que dans
le reste du monde. Donc oui, il y a des zones
où il y a des requins, mais il n’y en a pas
de façon pléthorique ou anormale.

Les requins n’ont donc pas changé de comportement ces 20 dernières années ?

Non. Encore une fois, je pense qu’on est beaucoup dans des biais de perception. Pour moi, la situation est beaucoup moins dangereuse dans l’absolu qu’elle n’y paraît. Il y a un article très édifiant sorti en 2015, étudiant le nombre de morsures de requin sur l’homme sur la côte Est américaine entre 1950 et 2013. Celui-ci montre qu’entre 1950 et 1970, la moyenne était à peu près d’une morsure par an. Elle est passée à quasiment deux en 2013. Ce qui pousse les gens à se dire « Wow, il y a deux fois plus de morsures aujourd’hui qu’en 1950 ». Mais ce qu’il faut regarder, c’est aussi qu’on est passés de 4 millions d’usagers de la mer à 24 millions en 2013 dans cette zone. Quand on fait le calcul, la probabilité que vous vous fassiez mordre par un requin a diminué de 91 %. Il faut le comprendre : c’est l’homme qui va vers le requin, ce n’est pas le requin qui se multiplie ou qui change de comportement.

Est-ce qu’il y a des zones en Nouvelle- Calédonie où les requins sont plus présents que d’autres ?

La seule grosse zone à mon avis, c’est celle du Grand Nouméa, où il y a eu du nourrissage artificiel, notamment à Nouville. Après, la Nouvelle-Calédonie est un territoire extrêmement riche en requins, parce qu’ils n’ont pas été autant surpêchés que dans le reste du monde. Donc oui, il y a des zones où il y a des requins, mais il n’y en a pas de façon pléthorique ou anormale.

Le changement climatique peut-il avoir un impact ?

Non, pas vraiment. Hormis dans le cas où le changement climatique va faire disparaître certaines proies naturelles du requin, ce qui va le pousser à aller voir ailleurs. Une des conditions à cocher pour qu’un requin s’en prenne particulièrement à l’homme dans un but de prédation, c’est la faim. Mais je le répète : l’homme n’est pas une proie naturelle du requin, donc quand je dis qu’il se tourne vers l’homme, je parle des deux requins problématiques sur les 200.

Propos recueillis par Nikita Hoffmann