[DOSSIER] Dorothée Tromparent : « Capter la parole au moment où elle se libère »

La réalisatrice et productrice Dorothée Tromparent a signé ces dernières années avec Emmanuel Desbouiges des documentaires saisissants : Wan’yaat, sur une terre de la République française (2022), Notre guerre (2019), Au nom du père, du fils et des esprits (2017) ou encore La Tribu de l’invisible (2016). Elle nous parle de son métier, de son regard sur une société calédonienne extrêmement riche et qui se raconte de plus en plus.

 

 

DNC : Qu’est-ce qui vous intéresse en tant que réalisatrice ?

Dorothée Tromparent : Tout ce qui rassemble. Les thématiques de mémoire, d’identité, de patrimoine, d’histoire commune sachant qu’en Nouvelle-Calédonie, une partie de l’histoire reste à écrire. On parle du bagne aujourd’hui, mais quand je suis arrivée, c’était des choses dont on ne parlait pas. Petit à petit, la parole se libère et je trouve cela palpitant, à titre personnel, de pouvoir capter cette parole à ce moment précis. Je m’intéresse à la parole qui est difficile à obtenir mais qui, quand elle sort, est très forte.

Comment trouvez-vous vos sujets ?

Ça peut être une rencontre, un livre qui vient de sortir, un personnage d’un film. Par exemple, l’idée du film Wan’yaat est née en faisant Au nom du père. On a commencé à explorer cette histoire et on a pensé qu’on pouvait y travailler plus profondément. On peut aussi avoir une envie d’approfondir une thématique, comme les croyances que l’on a traitées dans La Tribu de l’invisible, qui mériteraient un autre film, car on se rend compte qu’elles imprègnent finalement toute la société, la ville, les autres communautés. C’est quasiment infini parce que le pays est très riche, très intéressant. Et c’est vrai pour tous les secteurs. Dès qu’on aborde un sujet, il y a une profondeur incroyable, d’autres idées qui émergent. Il y a finalement peu de choses qui ont été faites. Et puis les chaînes jouent vraiment le jeu, elles sont aussi à l’écoute de cela et des nouveaux enjeux.

Un documentaire historique est-il particulièrement compliqué ?

C’est sans doute plus simple en France métropolitaine ou dans d’autres pays, parce que l’histoire est en partie écrite. Ici, une partie de la mémoire collective reste à écrire. Par exemple, je constate que, depuis cette année seulement, on arrête d’employer le mot « Événement » et on parle de « guerre civile ». C’était totalement tabou au moment où on réalisait Notre guerre. Donc, les choses évoluent. En tout cas, à notre petit niveau, on contribue aussi à libérer la parole pour que d’autres puissent s’en saisir.

Des jeunes s’autorisent enfin à avoir un regard sur leur propre pays »

Vous avez mis quatre ans à produire Wan’yaat. Pourquoi autant de temps ?

Une partie des sources était totalement bloquée et confidentielle, notamment les archives du procès qui ont été enregistrées en Métropole du fait du verdict qui était très particulier, à la demande des avocats. On a pu finalement y avoir accès, mais ça a pris énormément de temps. Il y avait aussi peu d’images et puis il fallait créer suffisamment de confiance avec les interlocuteurs pour qu’ils acceptent de raconter cette histoire qui est encore très douloureuse. On ne voulait que des témoins directs du drame, aucune parole extérieure. Des gens n’ont pas souhaité nous parler, d’autres ont changé d’avis. On a fait à la mesure de nos moyens, et on a montré ce qu’on nous a donné. Ces témoignages, il fallait absolument les enregistrer avant qu’il ne soit trop tard.

Vous attendiez-vous à un tel retentissement à la sortie du film ?

Je n’ai pas mesuré qu’il y aurait un tel impact, autant de polémique autour de ce sujet-là. Un peu par naïveté, je ne pensais pas qu’il déclencherait autant d’intérêt, en positif comme en réactions un peu épidermiques.

Comment l’expliquez-vous ?

C’est justement le non-dit et soudain, la parole qui surgit. Quand on n’a pas parlé pendant quarante ans, c’est forcément un peu effrayant et complexe. Et il n’y a pas eu de collecte de la mémoire individuelle, collective ou officielle. Il n’y a pas de référent. La justice n’a pas apporté de réponse avec une notion étrangère au droit international et au droit français, la « légitime défense préventive ». Et l’État n’a rien dit. Donc on n’a rien à quoi se raccrocher. Que des souffrances inimaginables des deux côtés, qui s’opposent et qui pensent être supérieures à celles de leur voisin, comme à l’époque. Mais qui ne peuvent être hiérarchisées. Et c’est cela aussi qui s’exprime dans le documentaire.

Quels sont vos projets ?

Nous avons un film sur Marie-Claude Tjibaou intitulé Andi, Marie-Claude Tjibaou, qui sera diffusé le 25 août sur Canal+, avec une avant-première au Centre culturel Tjibaou le 18 août. Je suis aussi en train de terminer un documentaire sur le squat Coca-Cola. C’est un peu avoir 20 ans dans un squat de Nouméa. On travaille avec une jeune fille qui s’est tellement intéressée au tournage qu’on a fini par la prendre comme stagiaire. Il y aura ses images dans son propre squat. Une expérience fabuleuse ! On a plusieurs films en production avec de jeunes réalisateurs sur l’identité, le vivre-ensemble. C’est une période à la fois un peu tendue, avec des questions sur l’avenir institutionnel, mais c’est aussi une période de libération de la parole avec des Calédoniens, notamment des jeunes, qui s’autorisent enfin à avoir un regard sur leur propre pays.

Propos recueillis par Chloé Maingourd.

Photo : © D.T./ Foulala Productions 

Journaliste de formation (ESJ Lille), Dorothée Tromparent a travaillé dans la presse écrite (Le Monde, Télérama…), puis en tant que formatrice. En Nouvelle-Calédonie, elle crée en 2010 Foulala Productions, où elle est productrice, réalisatrice et auteure. Depuis près de deux ans, la société produit aussi de jeunes réalisateurs calédoniens.

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