[DOSSIER] Aude Lafleur : Les SDF « dépérissent physiquement »

Aude Lafleur est la présidente de l’association Un sandwich pour autrui. Photo : NH

Depuis six ans, l’association Un sandwich pour autrui vient en aide aux personnes en situation de grande précarité, en réalisant des distributions alimentaires et de vêtements. Sa présidente, Aude Lafleur, alerte sur une dégradation de leurs conditions de vie depuis la crise.

DNC : Avez-vous constaté une augmentation du nombre de sans-abri depuis la crise ?

Aude Lafleur : Oui bien sûr. Après, il y a aussi eu un phénomène de migration. Avant, les SDF avaient leur quartier, leur secteur bien précis. Puis durant les émeutes, il y a eu un énorme regroupement, car ils se sont réfugiés dans les quartiers qui n’étaient pas sous tension et ont délaissé des endroits comme Rivière-Salée, la Vallée-du-Tir ou Portes-de-Fer, par exemple. De ce fait, il y a eu une grande concentration au centre- ville. C’est ce qui peut expliquer que visuellement, nous avons l’impression qu’il y en a beaucoup plus.

Quelles sont les raisons qui expliquent que ces personnes se sont retrouvées à la rue ?

Il y a des personnes qui étaient déjà en situa- tion de grande précarité avant les émeutes, puis ont perdu leur emploi durant l’année 2024. Nous recevons également beaucoup d’appels à l’aide par message, de personnes qui ne sont pas encore SDF mais qui sont au seuil de le devenir. C’est dramatique. Tous les jours, on nous demande des paniers alimentaires.

Est-ce que vous avez vu de nouveaux profils apparaître ?

Honnêtement, il n’y a pas de profil type. Un cas égale une situation. Ce que je peux dire, c’est qu’il y a eu une augmentation de la population féminine. Avant, on était à 80 % d’hommes contre 20 % de femmes. Là, je dirais que nous sommes à 70 % et 30 %. Certaines sont enceintes. Ce sont des personnes vulnérables. Je suis atterrée de voir que nous avons fait énormément de choses dans ce pays pour la condition fémi- nine, mais malheureusement les femmes de la rue ont été complètement mises de côté. Nous avons aussi plus de jeunes, de façon globale, entre 20 et 40 ans.

Nous recevons beaucoup d’appels à l’aide par message,

de personnes qui ne sont

pas encore SDF mais qui sont au seuil de le devenir. C’est dramatique.

Comment la société agit face aux SDF ? Y a-t-il davantage de solidarité ou,
au contraire, une forme de rejet ?

Il y a de tout, mais c’est vrai que ce que l’on voit le plus sur les réseaux, c’est de la peur, des témoignages d’agression, etc. Après, il y a toujours une partie de la population qui a la main tendue, et heureusement, c’est ça la Calédonie. Il y a aussi un amalgame qui est fait entre certaines bandes de personnes ‒ des jeunes essentiellement ‒ en errance la journée, mais qui ont un toit. Ils sont assimilés à des SDF alors que ce n’est pas forcément la réalité.

Les structures d’accueil et dispositifs à destination de cette population vous semblent-ils suffisants aujourd’hui ?

Ce n’est clairement pas suffisant. Pourtant, il y a des choses qui ont été faites, avec par exemple l’association L’Accueil, qui gère les foyers Cécile Peronnet et Les Massanes ainsi que le centre d’accueil de jour Macadam, puis il y a également Les manguiers pour les femmes victimes de violences conjugales… Mais malheureusement, nous avons perdu le foyer Béthanie. Ça, c’est une énorme perte pour les femmes. Nous n’avons clairement pas assez de foyers d’accueil de nuit.

Au niveau sanitaire, la situation s’est-elle dégradée pour ces personnes ?

Je trouve qu’ils ont dépéri physiquement. Ce sont des gens qui à la base sont très à cheval sur leur hygiène, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Nous distribuons au minimum une tonne de produits d’hygiène par an, ils sont très en demande. Depuis la crise, il y a eu un amaigrissement, nous avons l’impression qu’ils ont vieilli plus vite. Ils dépérissent physiquement, ça se voit. C’est d’ailleurs pour cela que nous sommes passés d’une à trois distributions par semaine.

Au niveau de la santé mentale, honnêtement, il y a beaucoup de personnes SDF qui ont des troubles psychologiques. On le sait. Certaines sont sous traitement, d’autres non. Il y a aussi eu des interruptions de traitement durant les émeutes. C’est un vrai problème, car on ne peut pas estimer aujourd’hui la dangerosité de certaines personnes. Nous, nous avons de très bonnes relations avec eux, c’est plutôt entre eux que ça peut dégénérer. Après, il y a quand même une solidarité entre eux, mais ça reste compliqué. C’est la jungle dehors. L’alcool aussi, c’est un gros problème. Il y a des consommations normales, d’autres moins, comme le fait de boire de l’alcool à brûler par exemple.

Est-ce qu’elles avaient déjà des troubles psychologiques avant de devenir SDF ou cela s’est développé par la suite ?

Je pense qu’à la base elles avaient déjà des problèmes et qu’il y a eu une forme d’ex- clusion par rapport au handicap dont elles sont porteuses. Après, je ne doute pas qu’il y a également des personnes qui étaient tout à fait saines d’esprit et qui sont devenues mal en point. Car la rue, c’est dur. Donc le but, c’est de prévenir la descente aux enfers. Lorsqu’on côtoie des gens qui ne sont pas encore tout à fait à la rue ou qui viennent d’y arriver, on essaie de tout faire pour qu’ils y restent le moins longtemps possible. Parce qu’on sait qu’après, c’est l’escalade, et c’est dramatique pour eux.

Avez-vous suffisamment de bénévoles ?

Il y a certaines personnes qui sont parties, mais d’autres qui nous ont rejoints, donc c’est très fluide. On alterne au niveau des distributions. Ça se passe vraiment bien.

Propos recueillis par Nikita Hoffmann