Assainissement : la ville de Dumbéa condamnée à verser 53 millions

La commune de Dumbéa a été condamnée, le 9 avril dernier, à indemniser la société Epureau pour l’avoir évincée de manière irrégulière d’un marché public concernant la gestion de l’assainissement de la ville en 2015. Retour sur ce marathon judiciaire.

Au royaume de la transparence, les marchés publics calédoniens ne sont pas forcément bien placés. Cette affaire, qui commence en 2015 avec l’attribution du marché de l’assainissement des eaux usées à la Calédonienne des eaux (CDE), en est une illustration. La CDE, filiale de la multinationale Suez (qui a notamment absorbé la Lyonnaise des eaux), est en position dominante sur les marchés d’adduction en eau potable et d’assainissement des eaux usées. Lorsque la ville de Dumbéa lance un appel d’offres pour renouveler l’attribution du marché du traitement de ses eaux usées, Epureau, une société locale du secteur employant une quarantaine de personnes, ne voit d’abord pas l’intérêt d’y répondre. Écrasée par la CDE, la concurrence a bien du mal à s’exercer sur ce marché.

Avec de nombreux atouts dans son jeu, la société décide pourtant de se lancer. La suite lui montrera que la partie était déjà perdue. « Pour la première fois, le dossier était bien fait et avait été travaillé par un cabinet d’experts métropolitains. Pour une entreprise, répondre ou pas est un choix stratégique, c’est un gros investissement qui représente un an de travail », explique Tugdual Piriou, le directeur d’Epureau. Deux bureaux d’études métropolitains examinent les dossiers, l’un spécialisé sur les questions juridiques et financières et l’autre sur la technique de traitement de l’eau. La procédure se passe normalement jusqu’à ce que la décision soit repoussée de mois en mois.

Un détail qui met la puce à l’oreille de Tugdual Piriou, qui est également informé que la Suez s’est rapprochée de son partenaire en Métropole, la Nantaise des eaux, censée assurer un contrôle indépendant pour le compte de la société. Epureau reçoit alors un étonnant courrier de la ville de Dumbéa expliquant qu’elle avait quinze jours pour remettre la même offre, « avec les mêmes conditions », ce que Tugdual Piriou interprète comme le même prix. Entre-temps, la Suez a racheté le partenaire d’Epureau (la Nantaise des eaux) qui doit donc en trouver un nouveau en urgence, ce qu’elle parvient à faire. Lorsque le résultat tombe, la surprise est de taille puisque l’offre de la CDE est d’un demi-franc moins chère que celle d’Epureau, qui décide de porter l’affaire devant le tribunal administratif.

Meilleure, moins chère, mais pas retenue

Ce recours permet à la société de mieux comprendre ce qu’il s’est réellement passé en ayant la possibilité d’accéder aux offres. Epureau obtient les meilleures notes techniques, mais est surtout nettement moins chère que la Calédonienne des eaux qui propose au départ un tarif proche de 60 francs du mètre cube traité (contre 44 francs pour Epureau). Un prix correspondant plus ou moins à ce que la CDE facturait auparavant. Un niveau très élevé qui explique très probablement la ténacité de la filiale de Suez à vouloir conserver ce marché, la station d’épuration de Dumbéa étant la plus importante du territoire.

Au-delà du simple marché dumbéen, la CDE représente pour le groupe Suez une véritable poule aux œufs d’or grâce au rapatriement, chaque année, de plusieurs dizaines de millions de francs de dividendes qui échappent à l’impôt calédonien. On se souvient notamment du tollé qu’avait suscité le recours au tribunal administratif d’entreprises françaises installées en Nouvelle-Calédonie, estimant ne pas devoir payer la contribution calédonienne de solidarité de 2 % sur les dividendes versés à leurs maisons mères (le tribunal leur avait donné raison en 2019 en raison d’une convention fiscale et le gouvernement s’est retrouvé à devoir rembourser près d’un milliard de francs. La société EEC, qui appartient au même groupe, était également concernée).

La décision du tribunal administratif est sans appel : « eu égard à la gravité des vices retenus qui ont eu pour objet et pour effet de favoriser un candidat pour l’attribution de la convention en litige », le président a prononcé la résiliation du contrat passé avec la CDE. À noter également qu’une copie du jugement a été envoyée au haut-commissaire ainsi qu’au procureur de la République, qui aurait pu se saisir de cette affaire relevant potentiellement du droit pénal. Epureau n’a pas souhaité se porter partie civile, gardant un petit espoir de remporter l’appel d’offres qui allait être relancé. Le comité local d’Anticor, l’association anticorruption, avait, pour sa part, pointé ce dossier lors de l’attribution de ses Casseroles d’or en 2019 (le délai de prescription pour le délit de favoritisme est de trois ans).

Mais les différences entre la première et la seconde consultation sont nombreuses. La seconde ne reprend plus les règles appliquées en Métropole, mais s’appuie sur la réglementation calédonienne, beaucoup plus souple en matière de transparence et qui donne aux maires une voix prépondérante sans compter que les membres de la commission ont changé et, en particulier, les experts internationaux, remplacés par les services techniques de la ville. La suite, les Dumbéens la connaissent. C’est la CDE qui a décroché le contrat qui court encore pendant quelques années.

Multinationale contre entreprise locale

Epureau a décidé de ne pas se laisser faire et a déposé un nouveau recours au tribunal administratif pour obtenir des indemnités par rapport au manque à gagner sur ce contrat qu’elle aurait dû décrocher. En 2019, le tribunal administratif condamne la mairie à verser à Epureau la somme de 35 millions de francs, sans compter les frais de justice, « au titre du préjudice subi du fait de son éviction irrégulière de la procédure d’attribution ». La mairie ne souhaite pas en rester là et fait appel devant la cour administrative d’appel de Paris qui, le 9 avril dernier, a enfoncé le clou et alourdi la sanction en la portant à 53 millions de francs. Sollicitée, la commune n’a pas souhaité commenter cette décision et nous a fait savoir qu’elle envisageait de se pourvoir en cassation. Elle dispose pour cela d’un délai de trois mois.

Tugdual Piriou est plutôt satisfait que ce marathon judiciaire s’achève. Il lui laisse toutefois un goût amer. « Je suis dégoûté de tout ça et nous avons d’autres dossiers du même genre. Je ne comprends pas pourquoi la ville défend les intérêts d’une multinationale plutôt que ceux d’une société calédonienne qui faisait une meilleure offre », souffle le gérant. D’autant que faire des recours devant les tribunaux représente un risque pour la société, aussi bien financier que pour décrocher d’autres contrats. Le patron d’Epureau a toutefois reçu des soutiens d’autres chefs d’entreprise qui l’ont félicité et encouragé dans sa démarche.

Les Dumbéens pourront aussi lui être reconnaissants, même si ce sont eux qui vont devoir payer son indemnisation. S’il n’a pas décroché le contrat, la concurrence qu’il a imposée a permis de revoir sérieusement à la baisse le montant du contrat et donc des bénéfices prélevés sur le service de l’assainissement. Epureau a calculé que le marché représentait tout de même entre 196 et 284 millions de francs de bénéfices avec un prix au mètre cube réduit de l’ordre de 25 % et une baisse des volumes. L’association de défense des consommateurs UFC-Que choisir a saisi l’Autorité de la concurrence sur ce dossier, mais également sur le contrat de la gestion du « Grand Tuyau », qui est d’ailleurs en cours d’attribution. La saisine, déposée en septembre 2018, n’a toujours pas fait l’objet de communication de la part de l’Autorité.

M.D.