Alice Zeniter : « C’est un territoire avec une histoire et un présent que j’aime sincèrement »

La romancière française aux origines kabyles a trouvé une vaste source d’inspiration sur le Caillou, où s’invite aussi un passé pénitentiaire et colonial. (© Joel Saget / AFP)

Invitée du Salon international du livre océanien en 2019, Alice Zeniter se promet de revenir. En 2023, elle commence ici l’écriture de Frapper l’épopée, basé en Nouvelle-Calédonie. L’un des livres événements de la rentrée littéraire en Métropole.

DNC : Qu’est-ce qui vous a poussé dans cette aventure ?

Alice Zeniter : Pendant le Silo, je découvre cette histoire des bagnards calédoniens. Une part de moi est un peu vexée qu’au bout du monde, on ne parle qu’à ma partie algérienne. J’ai peut-être alors envie de m’intéresser à d’autres communautés.
En 2020, pendant le premier confinement, j’ouvre Caledoun [de Louis-José Barbançon, ndlr], où se trouve la liste des 2 106 noms des Arabes de Caledoun. Une sorte de vertige me prend, peut-être qu’il y a quelqu’un de ma famille ? Je commence à lire davantage et à raconter cette histoire de la colonisation pénitentiaire autour de moi, je veux trouver une autre manière de le faire.

Dès la fin du Silo, je savais que je voulais revenir. J’avais découvert un territoire que je n’avais jamais pu imaginer. Ça m’a intéressée notamment de savoir comment les colons ont pu se dire : c’est un paradis et nous en ferons un bagne. Il y a une douceur de vie assez incroyable pour moi qui suis une fille de la campagne du nord-ouest de la France, où la pluie est froide, les températures sont chiantes, où c’est tout le temps une lutte.

Votre héroïne Tass est en pleine quête identitaire, en écho à la vôtre. À quand remonte cet attrait pour l’histoire, la politique ?

Quand je suis sortie de l’adolescence, ça a tout de suite occupé beaucoup de place. Ce sont des manières d’écrire le monde qui me parlent. La lutte des classes en littérature m’a marquée. Je me souviens des scènes de Germinal par exemple. La question coloniale arrivera plus tard. Ma famille ne me trans- mettra pas l’Algérie. En la cherchant ailleurs, je m’aperçois que la littérature est celle des pieds noirs, et que les Arabes ne sont que des éléments du décor. Les archives sont celles des colons et cela m’oblige à penser à ce qu’est l’entreprise coloniale, sa justi- fication philosophique, éthique, politique, économique.

Dès les premières pages, vous brossez un tableau assez réaliste du territoire. Comment avez-vous travaillé ?

Avec plein de personnes ressources. J’ai cité Louis-José, mais c’est aussi des copains avec qui on parle de plantes par exemple, comme Nicolas Rinck, ou de façon de parler. La bibliographie est presque amicale, ce sont des rencontres faites pendant le Silo, des rencontres autour d’ouvrages comme Expériences coloniales d’Isabelle Merle ou Coutume kanak de Sébastien Lebègue. J’ai aussi beaucoup regardé les conférences du centre culturel Tjibaou.

Pour quel public l’avez-vous écrit ? Quel était l’enjeu ?

Il ne fallait pas que les Calédoniens se disent : c’est n’importe quoi ou on lui a raconté trois trucs et elle a fait un bouquin. J’avais aussi envie d’être respectueuse. Même si mes personnages kanak n’ont pas de clans réels, même si Tass n’est pas une personne que j’ai rencontrée, ça vient frotter avec les existences de vrais gens. Et surtout, c’est vraiment un territoire avec une histoire et un présent que j’aime sincèrement.
D’un autre côté, mon public est quand même métropolitain. Cela nécessite d’expliquer beaucoup de choses, d’essayer d’exprimer discrètement ce que tous les gens chez vous savent. Cela fait vraiment une différence de réception parce que pour un Français, la découverte de tel ou tel élément suffit à être un événement de lecture alors que les Calédoniens peuvent se dire qu’il ne se passe rien à ce moment du roman.

Il ressort toute une symbolique traditionnelle, une part de magie aussi. Cette partie n’est pas forcément facile à appréhender.

Je me suis rendue compte que cette part de magie était complètement acceptée et pas que chez les copines kanak. J’avais des copines caldoches qui parlaient des boucans. Il y a aussi la question des zones taboues, des esprits, des lutins, etc. Je me suis pas mal promenée quand j’étais à La Roche Percée. Des Kanak et des non-Kanak parlaient de ces paysages habités par ces formes de croyance. J’avais envie de les intégrer dans la forme pour faciliter l’adhésion.

Vous prêtez aussi des visages humains à la nature…

C’est tout un écosystème qui se pense dans son entier. Ce n’est pas la nature en tant que réserve et l’être humain en dehors qui vient juste se servir. Dans Frapper l’épopée, la critique de ceux qui se servent comme sur des étagères revient beaucoup. C’est à la fois la colonisation mais aussi les hommes avec les femmes, le rapport des humains avec la nature.

Vos activistes pratiquent « l’empathie violente ». Pourquoi ?

J’avais envie de raconter un militantisme qui ne soit pas celui des barrages et des armes à feu. Je n’imaginais pas évidemment ce qui allait se passer cette année. Je me disais que les Métropolitains n’entendent parler de la Nouvelle-Calédonie qu’aux pires moments. Il y a cette idée d’un archipel qui serait hyper violent et je voulais raconter quelque chose qui ne soit pas cela.
Je me disais aussi que dans les sociétés coloniales, il y a un cercle vicieux terrible : des actions violentes des opprimés servent de carburant à des répressions qui sont elles-mêmes violentes. Une spirale dont j’ai l’impression qu’on ne sait toujours pas sortir.

Comme le conflit entre le Hamas et Israël. Je voulais inventer des actions rebelles qui ne pourraient jamais légitimer la répression violente. Mes actions insurgées seraient empathiques. D’ailleurs, quand je suis arrivée, j’ai trouvé une forme d’empathie, les coutumes de pardon, etc. Jean-Marie Tjibaou a dit : « Les Kanak continueront toujours à vous emmerder (…) mais pacifiquement ». Qu’est-ce que ça veut dire emmerder pacifiquement ? Peut-être l’empathie violente…

Les récents événements vous ont-ils surprise ?

Il y a une phrase d’« Un ruisseau » dans le livre disant : le gouvernement français pense qu’on est restés calmes pendant les référendums parce qu’on craignait les képis, mais c’est plutôt parce que le temps de la violence est terminé. Mais peut-être que le temps de la guerre reviendra…
Je ne pensais pas que ça reviendrait aussi vite, mais pas non plus que le gouvernement toucherait au corps électoral. Je pense aux morts, à la jeunesse et à la manière dont ça a dévasté un territoire, comment ça va modifier la vie de 275 000 habitants. Avoir joué à la roulette russe comme ça est totalement irresponsable. Si j’avais su, j’aurais dit des choses bien pires sur Gérald Darmanin dans le livre.

Pourquoi ce titre, Frapper l’épopée ?

Il y a vraiment une joie presque d’enfant d’avoir une allitération en P. « J’ai fripé la copie où est frappée l’épopée » : chaque fois que j’écoutais la chanson [Rêve illimité de la Martiniquaise Casey, ndlr], je me disais cette phrase est géniale.
Et puis dans les archives coloniales tout est raconté dans une même forme d’épopée, quel que soit le territoire. Il faut quelque part la mettre à terre pour réussir à retrouver les gens effacés. Il y a enfin la manière dont les Kanak lient le paysage et l’histoire, concept unique avec des modes d’apparition différents et je voulais, avec Frapper l’épopée, raconter une histoire autrement, comme on frappe la monnaie, comme on écrit une histoire dans la terre rouge, la végétation.

Allez-vous revenir pour présenter ce livre ?

En mars, je l’espère. C’était mon projet depuis le départ : faire la rentrée littéraire en France, accompagner mon projet de théâtre puis retourner en Nouvelle-Calédonie. En raison du soulèvement, je me suis dit que c’était égoïste dans un territoire qui a mille autres choses à faire. Mais je serai contente d’échanger avec des lycéens sur un livre qui raconte leur territoire. Il n’y en a pas beaucoup et ça me paraît essentiel de rapporter l’ouvrage là où il est né. Je voudrais aussi parler avec les Arabes de Caledoun et leur dire : “voilà ce que je faisais”, parce que j’ai rencontré peu de personnes à part Taïeb Aifa. J’ai pu vivre ici à la recherche du souffle des ancêtres alors que la plupart des gens savaient très bien que je n’avais pas retrouvé les miens dans la liste. J’ai eu l’impression qu’ils étaient assez généreux pour accepter de me prêter les leurs.

Propos recueillis par Chloé Maingourd

 

Frapper l’épopée

Tass est une jeune Calédonienne, descendante de déportés algériens, de retour sur le territoire. Professeure, elle est intriguée par des jumeaux kanak qui disparaissent. Elle part à leur recherche, de Nouméa à Bourail et, en chemin, c’est l’histoire de ses ancêtres qui lui sera révélée. Alice Zeniter a publié cinq romans, dont L’Art de perdre, prix Goncourt des lycéens en 2017. Nous avons pu nous procurer Frapper l’épopée (éditions Flammarion) à la librairie Hachette à Ducos. L’ouvrage est disponible en précommande à l’As de Trèfle (arrivée prévue « très bientôt ») ou encore à Caledolivres (pour fin octobre). Le livre est disponible en ligne.