À Maré, la pêche traditionnelle « soude les clans »

Une fois par an, les tribus de Cuaden et de Pénélo s’unissent pendant une semaine pour pêcher à la manière des « vieux », en encerclant les bancs de poissons. Fin janvier, cette pêche a encore renforcé l’union avec les clans de la terre, qui ont apporté en retour l’igname nouvelle.

Pagoh scrute encore cette mer, toujours trop forte. Sur le rivage, les hommes s’impatientent, ils ont faim, il le sait. Mais qui porte la responsabilité de ramener tout le monde sain et sauf ? Lui. Lorsqu’il lève enfin les bras, les deux colonnes s’élancent dans l’eau. Jean-Marie, son frère, son bras droit, mène une trentaine d’hommes contre vents et marée descendante. Luttant contre le courant, il rejoint péniblement le tombant, puis le longe. Les colonnes se rejoignent en face du stratège, qui envoie alors la dernière escouade, postée sur la plage, pour refermer le piège.

Patience et persévérance

Pagoh donne un nouveau signal. À grands cris, les pêcheurs battent l’eau et s’avancent vers le centre du cercle qui se dessine. Les mailles du filet humain se resserrent inexorablement, jusqu’à ce que les uns et les autres soient épaule contre épaule. Le banc de poissons est là, paniqué, bouillonnant. On frappe les flots, encore et encore. Hormis les intrépides carangues, qui s’évadent par la force d’un sprint rageur, tous les poissons sont désormais  cachés dans les trous du récif. C’est l’heure des impitoyables fusils.

Une fois, deux fois, vingt fois s’il le faut, les plongeurs fouillent un même trou. Les prises sont enfilées sur un collier, puis ramenées au campement. Sur les feuilles de cocotier, les dawas à bosse, les picots bleus, les saumonées s’entassent. La pêche sacrée a été bonne, la fête de l’igname sera belle.

Ce jour-là, l’opération a été répétée quatre fois.

 

Chaque année, renouer l’alliance

Les clans de la mer ont apporté le poisson, les clans de la terre l’igname nouvelle. Le bougna les a réunis mercredi, lors de la fête. Il en est ainsi depuis toujours, de mémoire d’anciens. « On ne peut pas faire la fête de l’igname sans le poisson », insiste Guy Kugogne. Bertrand Siwoine, chef de clan de la terre, est « heureux de voir les jeunes aussi impliqués » dans la pêche traditionnelle, aussi déterminés à faire honneur à la tradition. « On suit juste les traces de nos parents », souffle Droh. Sipa reste modeste, lui aussi. « Les vieux n’avaient pas de fusil, ils pêchaient à la sagaie ou à la main. Pour nous, c’est plus facile… »

Avant, les femmes se joignaient à la pêche. Maïté Ngaiohni se souvient d’y avoir participé, il y a quelques décennies, lorsqu’elle avait 17 ans. « Les tribus étaient moins peuplées, on avait besoin de tout le monde. » Les choses ont bien changé. Les femmes sont théoriquement priées de ne pas s’avancer sur la plage, mais Pagoh n’est pas à cheval sur ce point. Il ne s’offusque pas non plus de voir les jeunes prendre des photos avec les plus beaux poissons, les publier dans leur stories sur Facebook. L’essentiel est que la pêche traditionnelle, qui s’est éteinte dans tant de tribus, continue de vivre à Cuaden et à Pénélo.

« Un coin de paradis »

« Ce n’est pas seulement un coup de pêche. C’est un cadre pour souder les clans, pour apaiser les différends », explique celui que personne n’appelle Jean-Philippe Kowine et qui se voit davantage « porte-parole » que chef de clan.
« Beaucoup de nos gens sont attirés par les lumières de la ville, constate Pagoh avec une pointe d’amertume. Maintenir les traditions, tout en laissant la modernité les faire évoluer, ça contribue à faire vivre nos tribus. Ça rappelle à tout le monde qu’on vit dans un coin de paradis. »

Jean-Marie Siwoine, 22 ans, en est déjà parfaitement conscient. S’il est accepté à l’école de police, il rentrera, c’est promis. « Il ne faut pas oublier la coutume. Jamais. Quand il sera grand, mon fils fera la pêche traditionnelle. »

 

La colonne de gauche se jette à l’eau, elle rejoindra l’autre le long du tombant.

 

Entre deux pêches, les prises sont apportés au campement par les jeunes.

 

Jean-Marie Siwoine, pêcheur acharné, a de nouveau piqué un dawa à bosse.

 

Au campement, Bérénice, Emeilé et Sophie (de g.à d.) préparent le repas.

 

Considéré comme un poisson insuffisamment noble pour être cuisiné dans le bougna, le baliste sera consommé en soupe.

 

Au terme de chaque journée de pêche, les poissons nobles sont répartis entre les clans, au nombre d’une vingtaine.

 

Ces jours-là, Pagoh reste à terre. « On m’a habitué à ça assez jeune, pour me faire comprendre que j’aurai la responsabilité de la pêche traditionnelle. »

 

Gilles Caprais (© G.C.)