« À l’époque, l’ivresse n’est pas un problème de santé publique, mais d’ordre public »

L’étude historique menée par Gwénael Murphy, Vapeurs coloniales – alcool, justice et société en Nouvelle-Calédonie (1850-1930), et présentée vendredi dernier à l’université, permet de prendre de la hauteur vis-à-vis d’un problème de société majeur, l’alcool. Basé sur les archives judiciaires, ce travail permet de connaître les préoccupations de l’époque et de profiter des nombreux témoignages issus des dépositions.

DNC : Comment évolue la perception de l’alcool sur la période étudiée, de l’arrivée des Français jusqu’aux années 1930 ?

Gwénael Murphy : La criminalisation de l’alcool arrive en 1872. Avant, on peut se promener ivre dans les rues sans être sanctionné. J’ai l’impression qu’il y a une intolérance aux brutalités liées à l’alcool dans la deuxième moitié du XIXe siècle et puis qu’un changement se produit dans les pratiques liées à l’alcool avec l’arrivée de l’absinthe, qui se diffuse partout à partir des années 1880. Le seuil de tolérance par rapport à l’ivresse, qui est devenue plus courante, et à ses conséquences, augmente. Puis, cela devient un objet de rigolade et d’amusement pendant la première moitié du XXe siècle.

Pourquoi la politique de répression contre l’alcool s’applique -t-elle d’abord à tout le monde, puis aux gens en fonction de leur origine ?

Les archives judiciaires sont le reflet des choix politiques et du contexte historique du moment. La mise en place du Code de l’indigénat en 1887, qui s’applique aux Kanak et à toutes les populations non européennes, les met à part. Deux ans après, une nouvelle règlementation leur interdit l’accès à l’alcool. Cela va durer jusqu’à la fin de l’indigénat, en 1946, et correspond à l’apogée de l’empire colonial français et au discours qu’on avait à l’époque de la mission dite civilisatrice des Européens.

L’idée que certaines populations gèrent moins bien l’alcool que d’autres a-t-elle déjà cours ?

Ce discours est lié à la prohibition qui engendre des excès, des trafics clandestins de mauvais alcool et favorise l’ivrognerie. Cette image de « ils ne savent pas gérer » va aussi avec le discours colonial. C’est un argument parmi d’autres pour justifier la colonisation. Il est normal que les Européens soient encore dans leurs colonies parce qu’ils doivent apprendre aux populations locales à se gérer elles-mêmes.

Les problèmes liés à l’alcool sont souvent associés aux exclus de l’époque et révèlent l’utilisation d’un double discours…

Le peuple autochtone, prisonnier dans son propre archipel, et les libérés du bagne, les marginaux qui appartiennent au peuple colonisateur, mais qui sont rejetés, sont les premiers condamnés pour des raisons d’alcool, les boucs émissaires et les frères de misère. La boisson est aussi instrumentalisée. On s’en sert pour encourager, pour les tâches difficiles, c’est valorisé dans le cadre des fêtes, et quand ça s’adresse à certaines catégories de la population, c’est interdit. Il y a une vision différenciée de la consommation, pour certains, c’est non, et pour d’autres, c’est autorisé. Il y a une bonne et une mauvaise façon de consommer.

« L’alcool est instrumentalisé. On s’en sert pour encourager, pour les tâches difficiles, c’est valorisé dans le cadre des fêtes, et quand ça s’adresse à certaines catégories de la population, c’est interdit. »

Il y a beaucoup de cas d’ivresse sur la voie publique dans les archives judiciaires, c’est ce qui est majoritaire à l’époque ?

L’ivresse à la maison n’est pas réprimée, ce n’est pas un problème de santé publique, mais d’ordre public. Ce qu’on veut, c’est qu’il n’y ait pas d’ivrognes dans les rues, on est dans une politique policière. Et puis, il y a aussi des cas de vente illégale et de vols de boissons, mais en plus faible quantité.

L’ivresse publique reste centrale dans la politique de lutte contre l’alcool. En quoi votre étude peut éclairer la situation actuelle ?

C’est très différent parce qu’il y a beaucoup plus de prévention et de prise en charge via la politique sanitaire menée. Mais l’alcool reste lié à l’insécurité. Après, le fait qu’il y ait cinquante fois plus d’ivresse sur la voie publique qu’en Métropole est aussi dû au fait que l’on compare des données qui ne sont pas forcément comparables. Ici, les gens boivent dehors. En France, ils sont à l’intérieur. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de problème, mais que les instruments de mesure ne sont pas forcément adaptés au contexte et au climat. Le degré d’alcoolisme en Nouvelle-Calédonie n’est pas forcément supérieur à celui d’autres pays, mais il y a une répression plus forte. En France, les arrestations pour ivresse sur la voie publique ce n’est pas une priorité, alors qu’ici, c’en est une, donc cela fait monter les chiffres.

Cela interroge ce qui est fait…

Il faut dire qu’il y a une double gestion de l’alcool ici, avec à la fois les chefs coutumiers qui essayent d’interdire et de faire comme ils peuvent pour limiter l’alcool, on l’a vu récemment avec Ouvéa par exemple, et puis l’administration, la justice en place.

Quelle suite pourrait être donnée à votre étude ?
Il serait intéressant de poursuivre le travail à partir de 1945, mais aussi d’aller en amont pour voir comment l’alcool est arrivé et comment on a commencé à le consommer. Et il y a la question des représentations. Les discours qu’on peut avoir sur les consommateurs excessifs d’alcool aujourd’hui, on les retrouve dans la littérature d’il y a cent ans. Il y aurait donc une étude à faire sur les représentations, voir comment on a parlé des différentes populations et de leur consommation. On ne parle jamais des colons libres, par exemple.


Une interdiction en fonction des origines

Le premier arrêté pris en Nouvelle- Calédonie concernant l’usage de l’alcool instaure une prohibition totale en 1856 avant d’être modifié pour une autorisation réglementée l’année suivante. Les boissons frelatées sont interdites et une commission de contrôle des boissons et des débits est mise en place. À partir de 1859, un coup de canon signale le couvre-feu à 22 heures : les débits de boissons doivent être évacués, mais les horaires sont plus ou moins élargis en fonction de la catégorie sociale. En 1873, la loi française sur la répression de l’ivresse est promulguée sans être adaptée au contexte local. En 1889, il est interdit de vendre de l’alcool aux Mélanésiens. La prohibition se poursuit en 1892 pour les Tonkinois et les Japonais, en 1897 dans les tribus, en 1902 pour les Néo-Hébridais et en 1903 pour tous les non-Européens.

A.-C.P