« Justice morte » : à Nouméa aussi

Le mouvement national de contestation contre la réforme de la justice, portée par la garde des Sceaux, a été suivi localement par une journée de grève des avocats vendredi dernier et un mouvement de l’ensemble des professions.

La colère prend de l’ampleur dans les tribunaux de France. Des rassemblements ont de nouveau été organisés un peu partout sur le territoire national par les principaux syndicats de la justice, avec pour conséquence directe le renvoi des audiences. Certains barreaux sont même entrés en grève « illimitée et totale » n’assurant ni les audiences, ni les permanences, ni les rendez-vous en cabinet ou les gardes à vue. Ce mouvement réunit, et c’est assez rare, les avocats, mais aussi les magistrats, les greffiers et le personnel administratif. Il vise à dénoncer, « sur la forme comme sur le fond », la réforme de la justice entreprise par Nicole Belloubet : la loi de programmation pour la justice 2018-2022.

Simplification

Le texte a été élaboré pour répondre aux difficultés d’un secteur, des difficultés budgétaires, d’efficacité, et mis en œuvre pour « simplifier » la justice. Il a été concocté dans la droite lignée des Chantiers de la justice et finalement soumis au Conseil d’État le 21 mars, avant son examen en Conseil des ministres prévu le 18 avril. Parmi les mesures qui font le plus de bruit : une modification de l’organisation territoriale de la justice avec l’intégration (ou la « disparition ? ») des tribunaux d’instance dans les tribunaux de grande instance. (Avec un seul tribunal de première instance, Nouméa n’est pas concerné).

Dans le même esprit de « simplification » et pour rendre les décisions plus rapidement, il est prévu de dessaisir les cours d’assises submergées, d’une partie des affaires criminelles. Elles s’occuperaient toujours des meurtres, des assassinats, des crimes commis en récidive mais une nouvelle instance, un « tribunal criminel départemental », serait compétent en première instance pour les crimes passibles de 15 ou 20 ans d’emprisonnement (viols, coups mortels, vols à main armée…). Ce tribunal serait composé uniquement de magistrats professionnels, sans jurés citoyens.

Le ministère prévoit, par ailleurs, d’augmenter la possibilité de recours « à la composition pénale », une procédure dite « alternative » qui, sur reconnaissance préalable de culpabilité (le plaider coupable), permet d’éviter le procès, mais pas les condamnations. La durée d’une peine maximale que pourrait prendre un juge unique (sans collégialité, donc) pourrait augmenter à cinq ans et les justiciables pourraient être jugés sans avoir vu un juge ou avoir été entendus. L’assistance d’un avocat ne serait plus ici systématique.

Justice « Canada Dry »

À Nouméa, comme en Métropole, les professionnels s’insurgent d’abord sur le manque de concertation dans la préparation de la réforme et craignent un « passage en force ». Magistrats, greffiers, avocats estiment qu’ils connaissent bien le système pour y participer quotidiennement et auraient pu être « force de proposition ».

Sur le fond ensuite, de nombreuses « incohérences » sont commentées. « On risque d’avoir une justice inégale sur le territoire national avec la suppression de juridictions comme le tribunal d’instance dont le contentieux sera réparti au sein des TGI, avec pour conséquence un manque de lisibilité pour les gens concernés par les petits litiges du quotidien, les plus importants, détaille Céline Forteza, déléguée régionale de l’USM, syndicat majoritaire dans la magistrature.

Les magistrats s’inquiètent également de la « suppression des conciliations » pour le juge des affaires familiales, en cas de divorce par exemple, des « attributions rognées du juge d’instruction » ou de la « suppression dans certains tribunaux du juge d’application des peines. » « Un focus très important est fait sur l’aménagement obligatoire des peines fermes, poursuit Céline Forteza, mais sans davantage de conseillers d’insertion et de probation pour suivre concrètement ces gens : la justice ne pourra pas être rendue normalement »

En filigrane, la question des moyens est omniprésente, et Nouméa ne fait pas exception, explique Jean-Christophe Michard, trésorier régional de l’USM, qui cite quelques exemples : un poste de procureur adjoint, « prévu par une circulaire, mais qui n’est pas pourvu depuis de nombreux mois, tandis qu’il y a un nombre de dossiers pénaux très important à traiter chaque année » ou encore la présence de seulement deux juges des enfants pour faire face à l’ensemble des dossiers du territoire « alors que l’on tire la sonnette d’alarme sur les problèmes de délinquance ».

Toutes les professions sont concernés par le manque de moyens, tient à souligner le syndicat C Justice, pour les greffiers et le personnel administratif, qui évoque « la non prise en compte de la souffrance des fonctionnaires qui tend à s’accroître avec les réformes en cours ». En résumé, dit Jean-Christophe Michard, « on a une logique totalement à rebours de ce qu’il faudrait faire. Face à la pénurie des moyens, le choix a été fait de transformer la justice pour l’adapter à une situation de pauvreté plutôt que de faire l’inverse, alors qu’on lui demande beaucoup et qu’elle part de très loin. On passe à la justice Canada Dry : on va faire des procédures light et le justiciable devra s’adapter, ce seront les premiers concernés ».

Les avocats ne diront pas le contraire : selon eux, le risque est bien réel de porter atteinte aux libertés individuelles. « Les droits des victimes seront considérablement touchés par ce projet qui va, sous des prétextes de simplification, conduire à une justice où les gens n’auront plus accès aux juges, aux avocats, souligne le bâtonnier de Nouméa, Maître Olivier Mazzoli. Et les choses devraient également évoluer pour les personnes poursuivies. « Ce projet de réforme prévoit en effet d’élargir le champ de recours à des techniques d’investigation dans la vie privée des gens sans que ces recours n’aient fait l’objet d’une analyse préalable par un juge ». Des techniques qui ne sont pas forcément contestées dans un contexte de terrorisme, mais pour lesquelles les professionnels réclament néanmoins des garde-fous…


Pauvre justice française

Sur le plan budgétaire, parmi les pays d’Europe, la justice française se classe 14e sur 28.
Les effectifs du système français comptent 10 juges professionnels pour 100 000 personnes, alors que la moyenne en Europe est de 21 juges. Il faut attendre 304 jours en moyenne pour obtenir une décision de justice, contre 19 jours par exemple au Danemark.

N.M.