Imaginer, innover, oser

Le 4 décembre 2010, Jacques Lafleur disparaissait et, avec lui, tout un pan de l’histoire de la Nouvelle-Calédonie. Cinq ans après, et alors que le pays se prépare tant bien que mal à aborder le délicat processus de sortie de l’Accord de Nouméa, il n’est sans doute pas inutile de revenir sur ce que l’auteur de l’Assiégé a apporté à son pays mais aussi sur la vision et l’ambition qu’il nourrissait pour une Nouvelle-Calédonie qu’il a su défendre, bec et ongles, y compris parfois contre ceux de son propre camp.

On dit d’un archéologue ou d’un savant qui découvre une ville, une civilisation ou un vaccin qu’il en est l’inventeur. Incontestablement de ce point de vue, Jacques Lafleur est à mettre au rang des inventeurs de la Nouvelle-Calédonie moderne. Cette Nouvelle- Calédonie qui a su dire non. Non à la guerre, non aux pressions venues de loin et animées par tous ceux que leur étroitesse d’esprit et bien souvent leur dogmatisme d’un autre temps cantonnaient dans l’idée d’une indépendance inéluctable.
« À ceux qui doutent ou qui ont du mal à imaginer l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, je voudrais dire qu’ils ont la chance inouïe de pouvoir regarder derrière eux. Ils constateront que nous avons vaincu ceux qui prétendaient avec insolence et suffisance qu’on ne peut aller contre le sens de l’Histoire. À notre échelle, nous avons fait ce que le général de Gaulle a fait pour la France et pour le monde. Nous aussi nous avons dit non ».

Partisans ou adversaires de Jacques Lafleur, tous admettent aujourd’hui sa capacité d’anticipation, de dialogue avec les indépendandistes et tout particulièrement avec Jean-Marie Tjibaou tout au long de ce terrible mois de juin 1988, lors des discussions qui devaient aboutir le 26, à la signature des accords de Matignon. C’est d’ailleurs animé de la même volonté, inspiré de la même force visionnaire que quelques années plus tard, très tôt finalement après la mise en place des institutions issues des accords de Matignon que Jacques Lafleur a envisagé « la solution consensuelle ».

Éviter le « référendum-couperet »

« Les inévitables partis extrémistes, toujours prêts à s’emparer du moindre prétexte, ont immédiatement prétendu que si l’on acceptait la solution que je proposais, on allait droit à l’indépendance », écrivait Jacques Lafleur en 2000. 15 ans plus tard, alors que l’approche de la sortie de l’accord de Nouméa attise les mêmes surenchères et les mêmes peurs, ces paroles sont d’une intense actualité. Aujourd’hui comme hier, que ce soit pour des motifs électoralistes ou en raison de promesses intenables, les mêmes causes produisent les mêmes effets.

Le fait d’envisager un nouvel accord de paix et de concorde est rejeté, voire moqué, par la majorité de la classe politique, et pourtant… En 2009, Jacques Lafleur proposait déjà de travailler sur un pacte cinquantenaire pour poursuivre la construction de la Nouvelle-Calédonie au bénéfice de tous et éviter les déchirements et surenchères actuels. Ce qui a pu être réalisé en 1998 paraissait presque inaccessible cinq ans plus tôt. Et ce qu’il faut retenir aujourd’hui de ces deux accords politiques, c’est que s’ils ont évidemment permis de rétablir la paix en Nouvelle-Calédonie, c’est principalement en raison de la mise en œuvre du rééquilibrage politique et économique du territoire.

Déjà en 1977, Jacques Lafleur parlait de la réforme foncière pour que chacun puisse devenir propriétaire y compris chez les Kanak et procédait au morcellement de Ouaco, facilitant l’accès à la terre et aux moyens de travail pour les éleveurs. Le rééquilibrage politique était la condition sine qua non de la réussite des accords de Matignon. La provincialisation, mise en place à partir de 1989, a permis de donner aux Kanak le pouvoir dans les provinces Nord et Îles avec une représentation non négligeable au Congrès.

L’autre conséquence essentielle de ces accords, et sur ce point, Jacques Lafleur s’était à plusieurs reprises montré très persuasif et insistant, c’est qu’ils devaient permettre de faire entrer une grande partie de la population calédonienne dans le monde de l’économie, en particulier les Kanak du Nord et des Îles. Cette idée aujourd’hui sonne non seulement comme une évidence, mais aussi comme une nécessité. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi et y être parvenu, l’avoir fait inscrire noir sur blanc, dans le texte des accords et l’avoir traduit juridiquement dans la loi organique fut aussi l’objet d’un âpre combat.

L’homme de la mine

Au cœur de ce combat, il y’a, il y’a toujours eu et il y a encore, la grande affaire de la mine. Or, la vie de Jacques Lafleur se confond avec elle. Bien avant d’entamer une carrière politique, poussé en cela par la montée des tensions de la fin des années 70, Jacques Lafleur est avant tout un homme de la mine, il en connaît les acteurs et les enjeux, il en fréquente les hommes et en parcourt les massifs.

Qui évoque encore aujourd’hui la cession par Jacques Lafleur de la SMSP à la Sofinor ? Souvent décrié et mal compris, ce geste a été l’objet d’une explication du principal intéressé : « Si j’ai cédé la SMSP et ses filiales à la province Nord, c’était pour respecter l’engagement que j’avais pris auprès de Jean-Marie Tjibaou. Cela devait permettre aux Mélanésiens d’accéder au secteur de l’économie et d’entrer de plain-pied dans une activité minière déjà opérationnelle. » Il s’agissait aussi de contribuer économiquement au rééquilibrage et d’éviter une revendication générale sur les richesses minières à l’instar de la revendication foncière qui avait conduit au déclenchement des «Evènements ».

Les récentes tensions autour des exportations de minerai vers des clients étrangers sont venues raviver les inquiétudes avec d’autant plus d’acuité que les cours de l’or vert se sont effondrés et que la ressource suscite de nouveau la convoitise. 25 ans plus tôt, l’homme de Ouaco en connaisseur des enjeux l’avait déjà évoqué et y avait apporté des solutions dans la durée au bénéfice du plus grand nombre. Malheureusement, son absence a entraîné le dévoiement de ce qu’il avait mis en place par les arrangements politiciens de certains et le manque de convictions, de vision et d’autorité des autres.

Que ce soit sous les ors de la République ou dans la poussière rouge des pistes minières, Jacques Lafleur a consacré sa vie à créer et à conforter les conditions de la paix, du progrès et de la prospérité de la Nouvelle-Calédonie sans toujours en recevoir la reconnaissance de ces contemporains, mais ce sont là, les aléas de la vue publique.

« Imaginez, innovez, osez, pour créer des richesses. Soyez humbles, proches des gens, faites preuve d’humanité surtout envers les plus simples. Ayez des rêves assez grands pour la Nouvelle-Calédonie », concluait-il dans un bref ouvrage paru en 2002 sous le titre « Ce que je crois ». C’est tout ce qu’il faut souhaiter aujourd’hui à notre pays.

C.V.

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Commémorations à Ouaco et Nouméa

Pour commémorer la disparition de Jacques Lafleur une petite cérémonie est organisée comme tous les ans par ses amis de Ouaco à 16 h 30 vendredi autour de la stèle qu’ils lui ont offerte. Sont attendus des anciens collaborateurs, ouvriers, et élus des provinces Nord et Sud. Un moment de partage est également prévu au Temple de Nouméa vendredi à 18 h.