Île de Lumière, un bateau pour la paix

En 1979, le Vietnam est encore en plein conflit. Après la réunification, le sud du pays se radicalise et pousse ses ressortissants non communistes à quitter le pays comme ils peuvent et, le plus souvent, par la mer. La catastrophe humanitaire est considérable. La mobilisation des intellectuels et la médiatisation du dossier permettent toutefois de créer un élan de solidarité. Le comité Un bateau pour le Vietnam fait envoyer un navire-hôpital pour sauver les réfugiés. Une première mondiale qui doit beaucoup à la Nouvelle-Calédonie puisque l’armateur de l’Île de Lumière, Michel Cordier, était basé à Nouméa, au même titre qu’une bonne partie de l’équipage. Retour sur cette épopée, relatée dans un film documentaire diffusé mercredi prochain, sur France 2.

La fin de la guerre du Vietnam et le départ des Américains n’ont pas vraiment permis d’apaiser les tensions. À la fin des années 70, la situation est critique pour des centaines de milliers de Vietnamiens du sud du pays, peu sensibles à l’idéologie communiste d’Hô Chi Minh, le père de la nation vietnamienne. Persécutés par le régime vietnamien, mais aussi laotien et cambodgien, ils n’ont d’autre choix que de fuir par la mer dans des conditions plus que précaires, souvent au prix d’un racket des autorités. Ce n’est qu’en 1978 que cette situation dramatique commence à émouvoir le grand public. Le Haï Hong est un de ces bateaux à la dérive dont personne ne veut. Des journalistes filment l’enfer des 2 500 passagers de ce navire, avec beaucoup d’enfants à bord, qui pendant plusieurs mois, erre de port en port, rejeté par tous les pays. L’émotion est profonde, en particulier en France. De nombreux réfugiés sont francophones et certains étaient proches de la France du temps de la colonisation. Cette émotion, Michel Cordier l’a également partagée. Le jeune homme est armateur à Nouméa, à la tête de la Compagnie des chargeurs calédoniens. À l’occasion d’un voyage à Paris pour affaires, il discute de cette histoire avec un courtier et s’étonne que rien ne soit fait pour aider ces populations en détresse. Mais il sera encore plus étonné lorsque, quelque temps plus tard, il reçoit un coup de téléphone de ce même courtier. « Il m’appelle et me dit, “Voilà, il y a un appel international et on a pensé à vous” », se souvient parfaitement Michel Cordier. L’idée est simple et folle à la fois : envoyer en mer de Chine un bateau transformé en hôpital pour sauver les réfugiés.

« On avait une guerre à gagner »

Tous les autres armateurs ont déjà refusé, mais Michel Cordier décide d’y aller, non sans appréhension, d’autant qu’à la tête du comité Un bateau pour le Vietnam, on compte des « chevelus », comme le souligne l’armateur. L’armateur calédonien est à mille lieux de ces intellectuels de gauche, rêveurs et idéalistes. Le 5 février 1979, un télex prévient le comité qu’il peut compter sur un bateau. Michel Cordier a la tête sur les épaules. Cet homme « arrivé il y a cinquante ans avec une valise en toile et 500 francs en poche » est un pragmatique. Il les prévient alors, « pour cette opération, l’idéalisme ne suffit pas. On avait une guerre à gagner et il fallait tous que l’on mette quelque chose de concret sur la table ». L’armateur ne met rien de moins que la survie de sa compagnie qui devra se priver d’un bateau pendant près d’une année. Au moment où il s’engage, il n’y a pas un sou dans les caisses du comité. Il pose deux conditions : que son équipage soit du voyage et que les intellectuels se concentrent sur la médiatisation. Sur ce point, Bernard Kouchner, un des principaux initiateurs de l’opération, remplit largement sa part du contrat.
Pendant un mois, Michel Cordier garde le secret au sein même de sa propre société. Certains « détails » restent à régler et notamment faire en sorte que son équipage puisse prendre la mer. Aucun des officiers à bord n’a les diplômes suffisants et le chef mécanicien est interdit de navigation à cause d’un cancer de la gorge. Il rencontre des amiraux qui doutent franchement de la capacité de ses hommes à assurer cette mission périlleuse. Michel Cordier les a au culot en leur expliquant que son équipage est « la légion des mers » et est convaincu que cette véritable famille resterait solidaire. Les amiraux lui font confiance et l’histoire leur a donné raison. Malgré les difficultés, les 16 membres de l’équipage et leur commandant, François Herbelin, n’ont jamais failli. Au cours des neuf mois à bord de l’Île de Lumière, aucun n’a jamais demandé à débarquer malgré les conditions pour le moins difficiles. Une fois tous les obstacles levés, le départ est en vue. La transformation du bateau, un cargo d’une centaine de mètres acheté aux Pays-Bas à la fin des années 60 et rebaptisé par Michel Cordier du deuxième surnom que l’on donnait au Caillou, a nécessité plus d’un mois de travail. Le navire est devenu un véritable hôpital flottant d’une centaine de places avec des blocs opératoires ou du matériel de radiologie.

Un mouvement de solidarité

La solidarité calédonienne fait aussi son œuvre. Michel Cordier se souvient, par exemple, d’une Vietnamienne plutôt modeste, donner deux réfrigérateurs. Mais les choses n’ont toutefois pas été aussi simples, à l’instar de la situation en France. Certains viennent expliquer à l’armateur qu’il est fou et qu’il va simplement secourir des tenanciers de bordel. En Nouvelle-Calédonie, les descendants d’immigrés tonkinois nord- vietnamiens et « procommunistes » voient plutôt d’un mauvais œil l’exode de leurs concitoyens, donc leur sauvetage. En France, les mots étaient peut-être encore plus durs. L’hebdomadaire d’extrême droite Minute, par exemple, ne mâchait pas ses mots contre les intellectuels, de gauche comme de droite, qui prenaient la défense des réfugiés.
Mais l’intervention fait plutôt consensus, notamment au sein de la classe politique. Jacques Chirac, quelque temps après, adopte lui-même une jeune Vietnamienne. Début mars, l’Île de Lumière appareille pour Singapour, première escale avant le golfe du Siam et l’îlot de Poulo Bidong, au large des côtes malaises. L’armateur, retenu à Nouméa pour remplacer l’Île de Lumière sur la ligne Sydney-Nouméa et maintenir l’activité de la société, est doublement inquiet. Il redoute que son équipage et le bateau soient arraisonnés et pense également aux finances. Il est rapidement rassuré. Grâce au travail de Bernard Kouchner, l’argent arrive massivement et le navire parvient sans encombre jusqu’au petit îlot qui accueille déjà quelques réfugiés. Les équipes médicales commencent alors leur travail. La rumeur qu’un bateau accueille les réfugiés et les soigne se répand comme une traînée de poudre. Des embarcations de toutes sortes sont toujours plus nombreuses à affluer vers le cargo pour y trouver refuge. Dès qu’il peut, le Calédonien retrouve ses « garçons » pour leur remonter le moral. « Le bateau était en tôle, il y faisait cinquante degrés, insiste Michel Cordier. Et il n’y avait presque pas de nourriture, les garçons devaient manger du poulet vert, les Malais confisquaient tout, même le courrier. »

En Nouvelle-Calédonie, Sarah, la secrétaire de direction devenue plus tard l’épouse de Michel Cordier, doit s’occuper des familles. Il n’est pas question de les laisser se débrouiller, en particulier celles des marins avec des enfants. Mais le commandant Herbelin, tout comme le bosco hébridais et le reste de l’équipage, kanak, wallisien, futunien ou encore suisse, tiennent le coup, malgré la confrontation aux souffrances des Vietnamiens. Ils étaient affamés et beaucoup étaient malades. Certains arrivent après avoir été torturés, vécu la famine, les viols… Pour repousser les réfugiés qui s’approchent des côtes, les autorités malaises envoient la marine. Et si elles n’encouragent pas les pirates, elles les laissent s’occuper des embarcations à la dérive. La rencontre est souvent fatale pour les réfugiés. La plupart du temps, les embarcations sont coulées corps et biens. Selon les derniers chiffres, de 1975 à 1985, près d’un million de Vietnamiens ont fui leur pays dont 800 000 boat people. Ils seraient près de 250 000 à avoir péri.

Plus de 4 500 réfugiés soignés

La gorge de Michel Cordier se serre quand il fait appel à ces souvenirs, retenant les mêmes larmes qui avaient coulé, il y a près de 40 ans, la première fois qu’il était arrivé à Poulo Bidong. « Dans ces moments-là, on se demande si ce que l’on est en train de faire sert à quelque chose, se remémore l’armateur. On est tout petit. » En guise de réponse, on peut se pencher sur les chiffres. Quand ils sont repartis, l’îlot d’à peine quatre hectares hébergeait 45 263 réfugiés qui pouvaient compter sur un hôpital en bois qu’avaient contribué à construire les Calédoniens. Sur le bateau, les Vietnamiens et d’autres réfugiés cambodgiens passaient des radios. C’est la peur au ventre qu’ils attendaient la « sentence », aucun pays ou presque n’accueillant de réfugiés tuberculeux. Mais Michel Cordier n’en a jamais vu pleurer. Au total, près de 4 500 réfugiés ont pu être soignés en neuf mois avant d’être envoyés sur l’îlot.

Le 7 février 1980, l’Île de Lumière rentre à Nouméa, après avoir fait un détour par le Cambodge, tout juste libéré de Pol Pot. L’équipage remonte le Mékong et livre 1 100 tonnes de riz dans un Phnom Penh dévasté, avant de récupérer un chargement de bois pour ne pas rentrer à vide. Le navire a ensuite sagement terminé sa carrière de cargo, puis a été revendu à un pêcheur d’abalones. Ses restes reposent désormais dans une casse de Taïwan. La seule chose qui en subsiste aujourd’hui, c’est une cloche que Michel Cordier a pu conserver et le souvenir des milliers de Vietnamiens que ce bateau a permis de sauver.

M.D

Le film documentaire, L’Île de Lumière – quand la France sauve les boat people, de Nicolas Jallot avec des images d’Emmanuel Roy, sera di usé sur France 2, le mercredi 21 février à 22 h 40.
C’est une production Transparence productions.