Accords de Matignon : « À partir du moment où il y a eu un dialogue, on a pu faire avancer les choses.

Il y a trente ans, le 26 juin, moins de deux mois après le drame d’Ouvéa, Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur, accompagnés de Michel Rocard sont parvenus à l’impensable au terme de longues et difficiles négociations : s’entendre sur les conditions d’une paix durable en Nouvelle-Calédonie. Ces accords, symbolisés par la fameuse poignée de main, ont forgé l’évolution du territoire ces trente dernières années. Un processus sur lequel nous avons voulu revenir avec Elie Poigoune, président de la ligue des droits de l’homme en Nouvelle-Calédonie.

Avant les accords, quel était le contexte dans les rangs indépendantistes ?

Les positions étaient radicales, extrêmes. Le pays avait beaucoup souffert. Il y avait eu les maisons brûlées, Ouvéa, on voulait retirer les enfants des écoles classiques pour les mettre dans les écoles populaires kanak. La délégation de religieux et francs-maçons est venue prôner le dialogue, la non- violence. Ils ont contacté un peu tout le monde et je pense que ce sont ces contacts qui ont commencé à désamorcer les choses.

C’est à ce moment-là, à mon avis que Jean- Marie Tjibaou et Jacques Lafleur ont pris conscience de ce que les positions radicales avaient coûté au pays depuis 84, d’un côté comme de l’autre. On a dénombré plus d’une cinquantaine de morts, ce n’est pas rien à l’échelle d’un petit territoire. Et quand on est leader politique, que l’on a de l’humanité et de l’humilité, on ne peut pas emmener les gens à en baver éternellement. Surtout des gens qui n’ont rien ! Quand on est responsable politique, il faut savoir regarder devant et pas seulement derrière. J’étais parmi ceux qui étaient favorables à ce qu’on fasse un pas les uns vers les autres, puis parfaitement d’accord avec cette poignée de main.

C’est cette poignée de main que vous retenez en particulier ?

Oui, il y a des gens qui voient cela comme de la publicité, de la communication. Moi, je trouve que c’est profond. Parce que derrière Jean-Marie Tjibaou, il y avait nous, les Kanak qui étaient ici. D’autres ont dit que l’esclave avait serré la main du maître. Je ne suis pas d’accord du tout parce que c’est un acte de courage, de grande fraternité. Il s’agissait de laisser de côté ce qui nous divise et de se réunir autour de ce qui nous rassemble. Après, derrière, il y a eu le retour en Nouvelle- Calédonie. Cette poignée de main n’était pas acquise, Jean-Marie n’était pas tranquille et il en est mort. Mais c’était courageux jusqu’au bout.

Quel bilan faites-vous de ces accords, trente ans après ?

Il y a encore des gens qui disent que rien n’a été fait. C’est totalement faux. Il faut se rendre compte de la situation dans les années 60-70 ! Tous les pouvoirs étaient concentrés à Nouméa et une partie de la population seulement avait le pouvoir politique et économique. Notre combat était de partager les richesses, les pouvoirs de ce pays. À partir du moment où il y a eu un dialogue, on a pu faire avancer les choses.

La plupart des terres spoliées, revendiquées en brousse, ont été rendues durant cette période avec l’Adraf, sauf celles où il y avait des conflits entre Kanak. Dire le contraire est malhonnête. Le pouvoir politique a été décentralisé, partagé entre les trois provinces. Du jour au lendemain, les gens ont eu les moyens de changer les situations qu’ils avaient dénoncées pendant longtemps. On a pu mettre en place nos politiques de développement, nos politiques sociales. Les gens ne se rendent pas compte de ce qui a été fait dans les logements en tribu, les adductions d’eau, l’électrification. Les communes ont aussi été investies par les indépendantistes.

Et puis la revendication culturelle a été entendue par l’État et la culture kanak, l’identité a été placée au centre de l’Accord de Nouméa. Les gens se sont mis à chanter, à danser, à sculpter… Les Kanak se sont remis à la création. Ce n’est pas rien. C’est énorme. Et je peux vous le dire parce que j’étais l’un des premiers Kanak à sortir des tribus, à aller au lycée, à découvrir le monde européen. D’ailleurs, il y a aussi eu la formation des cadres. C’est beaucoup pour un pays d’avoir des gens capables d’analyses de raison plus que de sentiments.

À l’inverse, qu’est-ce qui n’est pas réglé ?

Il y a toujours une partie de la population qui est mise à l’écart. Dans les squats, mais pas seulement. Ou encore cette poignée de jeunes qui font des « coups ». Pendant toutes ces années, on a pensé à autre chose. Il y a des jeunes en souffrance et il faut les écouter. On peut faire beaucoup pour eux, on a un pays qui se porte bien.

Quoi qu’il advienne au référendum, il faudra « sortir » de ce processus. A-t-on besoin de s’émanciper ?

Je pense qu’il faut laisser la place aux jeunes en politique. Les jeunes ont d’autres manières de voir, de réfléchir. Si on nous laisse les manettes, on va être complètement à côté de la plaque, il faut renouveler les équipes, imaginer autre chose. Il faut aussi qu’on arrête les discours d’il y a vingt ans ! Il faut s’ouvrir, pas s’enfermer ! La seule solution, ici, c’est de construire quelque chose ensemble.

Il y a beaucoup de choses qui nous rassemblent. On a ici des hommes et des femmes qui ont des richesses extraordinaires, qu’il faut partager. Il y a eu des souffrances et pas seulement pour nous les Kanak. Les autres aussi. Il faut essayer de partir de cette souffrance et de construire un chemin pour la vie, le bonheur. Et quel que soit le résultat du 4 novembre, les vainqueurs et les vaincus, il faudra se mettre autour d’une table et se dire « qu’est-ce que l’on fait « ? Moi, je suis persuadé que c’est le départ de quelque chose de bien.

 

En 1988, Elie Poigoune était professeur de mathématiques au lycée Lapérouse. Il était militant du Palika, mais retiré du bureau politique de ce parti qu’il avait contribué à fonder avec le groupe 1878. Militant pour le boycott du référendum Pons en 1987, il avait organisé avec Alphonse Dianou des mobilisations non violentes à Nouméa qui leur avait valu à tous deux d’être arrêtés. Alphonse Dianou mourra dans la grotte à Ouvéa.

Propos recueillis par C.M.